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L'atelier Poésie de Martine Cros


Le regard de la source - Mathieu Riboulet - II -

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 9 Février 2018, 22:07pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Mathieu Riboulet, #Anton Dvorak

 

 

 

MATHIEU RIBOULET

 

 

Le regard de la source

 

 

Roman

 

 

 

Verdier poche, 2017

 

Ouvrage paru initialement

aux éditions Maurice Nadeau en 2003

 

 

Monastère de Saorge

Monastère de Saorge

 

 

 

1. Monastère, I

 

 

 

 

 

 

 

   (…) Le vacarme des centaines de litres d'eau de pluie se déversant sur ces plaques rythma la première nuit et faillit m'empêcher tout à fait de dormir, désagrément auquel j'échappai grâce à Dvorak. M'immergeant dans la construction populaire et savante de ses dumkas venues d'Ukraine, je ne percevais plus la pluie que de loin en loin, le temps des pauses entre les mouvements. Doucement j'oscillais au gré de ces ruptures inquiètes, sans fin poursuivant des échos de mélancolie dans les éclats de joie et des raisons d'espérer dans les appels sourds et persuasifs de la tristesse. Je trouvais dans l'élégance violente de ses décrochages, dans l'entrecroisement unique, miraculeux, de ses trames apparemment si dissemblables, une unité apaisante propice au travail, parfois au sommeil, une force suffisante pour contrer la pluie.

 

   (…)

 

   Le premier soir, je l'ai dit, ma mère. Au commencement était la pluie, au commencement était la nuit. La nuit avant toute chose. Je m'enferme dans la cellule, ma mère est déjà là, je me couche, et, apaisé, yeux fermés, dans la nuit, nous parlons. Dans la pluie. Et l'entretien est infini, banal, indécidable. J'ignorais, lui dis-je, que tu te cachais là, ce n'était pourtant pas sorcier – et m'endormis. Pluie, trios de Dvorak, ma mère encore vivante, moi pas encore mort – ma vie.

 

   Les ruelles pentues, escarpées du village, se sont le lendemain faites rigoles, parfois ruisseaux. Invraisemblablement, devant chez lui un jeune homme nettoie le trottoir à grande eau. C'est un très beau jeune homme, c'est aussi un jeune homme très empêché. Ses gestes sont comme traversés d'involontaires saccades, ses regards hachés de vastes hésitations, je pressens la parole son ennemie, sauf sous forme de déclamation, de harangue, peut-être d'invective. Je sais l'importance extrême de cette façon de s'exprimer, son lien étroit avec une connaissance intime du coeur des choses – poésie, théâtre, délires maniaques en usent, moi-même y recourrais plus souvent si le cadre adéquat ou supposé tel ne me faisait le plus souvent défaut. Je le regarde sans ironie, non sans désir, et le croirais volontiers rétif à l'une, sensible à l'autre, à moins que l'hésitation hébétée dans laquelle il se tient ne recouvre sa perception de l'une comme de l'autre – mais, le jet d'eau, la tâche immuable et inutile à accomplir le matin quand bien même le trottoir s'est fait ru, je n'ai qu'à passer mon chemin.

 

   Je reviendrai pourtant chaque matin, et pour l'heure je peine à m'éloigner : pourquoi tant de garçons aux confins de l'idiotie, du mutisme ou de l'hostilité sont-ils si beaux, avant de sombrer dans l'entrave complète, d'imprimer un rictus à leurs lèvres pleines, de se recroqueviller, harassés et vaincus ? Pourquoi ai-je à ce point l'envie de me blottir contre leurs grands corps qu'un souffle désordonne ? Parce que le désir ne se pare d'aucune stratégie, parce qu'ils sont le modèle de silence auquel parvenir, parce que leur corps est sec et dur, mat, en ces quelques années de grâce où je ne leur ouvre pas les bras, avant de s'anéantir dans une souffrance à laquelle nous ne rendons que peu justice. J'aurais pu être moine, en d'autres temps, et pareillement à aujourd'hui dévaler les ruelles du village pour m'abîmer dans la contemplation d'idiots splendides à secourir en nommant mon élan « compassion ». Je peux ouvrir les bras aux hommes, l'organicité de leur désir ne m'effraie pas ; j'aime cette mécanique, elle affranchit de l'abstraction le temps qu'on s'y consacre – on est alors aux prises avec de grands morceaux de réalité. Le déluge peut advenir, l'engloutissement, je viendrai voir Anton chaque matin. C'est ainsi que j'ai baptisé ce garçon, d'un nom qui eut, pour moi, quelque importance. Et chaque matin, pendant mon séjour, sans exception, il pleuvra.

 

 

 

 

 

 

 

 

Mathieu Riboulet, Le regard de la source,

Éditions Verdier / poche, 2017, pages 17-21.

 

 

 

Source : printempsdulivre.bm-grenoble.fr

Source : printempsdulivre.bm-grenoble.fr

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