MATHIEU RIBOULET
Le regard de la source
Roman
Verdier poche, 2017
Ouvrage paru initialement
aux éditions Maurice Nadeau en 2003
1. Monastère, I
Je vais tenter de raconter cela que je suis allé m'enfermer un mois dans un monastère à des fins d'écriture. C'était compté, pesé, divisé, pour moi, cette affaire-là, aller remuer sans défense, sans préparation et sans envie l'épais glacis de feuilles mortes, de tourbe et de poussière sous lequel repose une partie de mon enfance. Mais – nécessité fait loi, j'ai dit oui, suis parti, me suis enfermé, j'ai remué.
Mon problème essentiel est que je ne suis pas encore mort. J'ai beau savoir que nous en sommes tous peu ou prou là, ce problème parfois m'assaille, m'aveugle, me plonge dans la folle illusion d'être le premier à qui ça arrive. N'engageant que moi, cette illusion n'est guère coûteuse et ne peut me valoir autre chose qu'un peu de temps perdu – or, à cela je consens à le perdre plutôt qu'en immersion dans divers flux, intellectuels ou marchands. Je ne suis pas encore mort, mais autour de moi les forces croissent qui me préféreraient tel. J'ai donc vu l'affaire du monastère comme une possibilité d'y échapper le temps d'une halte.
Il faut pouvoir se représenter la quiétude de l'écriture, l'espèce de bonheur dans lequel ça plonge, lorsqu'il nous semble être parvenu à rendre compte justement de ce qui, un instant, a été, et la naissance, ensuite, de la violence, la façon dont elle ronge, mine, affaisse, engloutit les fragments mis au jour et nous dépose esseulé, incertain, ridicule et malade au pied d'absurdes contemplations.
Il faut savoir le bonheur et la violence de cet acte-là, après quoi il faut aussi n'en pas faire une histoire, car rien de ce qui est du ressort de la nécessité ne peut, ne doit servir à des fins de primauté. Enfin, il faut apprendre, beaucoup et longtemps – tâche difficile et contraignante pour le récalcitrant à l'étude que je suis. J'eusse aimé avoir déjà tout appris, pouvoir restituer sans effort, mettre cette accumulation au service d'une entreprise démente de déchiffrement du monde, par exemple. Au lieu de ça, je clapote dans la répétition, disparais dans des failles, m'empêtre dans la lourdeur, l'inertie, l'étonnement. Un monastère, lieu de prière comme de réflexion, me tendrait immanquablement ce miroir dans lequel je ne me verrais pas, et comme aux commencements j'aurais le sentiment que n'avoir pas emprunté le chemin du savoir me barrait de facto celui de l'écriture – la danse des légitimités est toujours prompte à s'emballer.
Il faut aussi savoir laisser à d'autres le soin des emportements nécessaires contre ce qui nous ronge, les forces qui nous voudraient morts, l'écrasante imbécilité du monde. Ne s'y risquer qu'à bon escient, c'est-à-dire le moins possible, mais alors paré de patience, de combativité et d'à-propos – toutes choses qui à l'état naturel me manquent cruellement. Il faut se protéger pour pouvoir s'exposer, faute de quoi on risque la tombe à plus ou moins brève échéance, et sous le masque d'un prétexte de préférence futile – ma vie, mes larmes.
Pages 11-13 / Début du roman,
Mathieu Riboulet, Le regard de la source,
Éditions Verdier / poche, 2017.
Mathieu Riboulet, aux éditions Verdier
Le livre
Les deux photographies : Monastère de Saorge (Alpes-Maritimes) où Mathieu Riboulet était en résidence d'écriture en mai 2002.
Mathieu Riboulet, décédé le 5 février 2018.