Puis tout à coup il se souleva et le vaste monde remua. Les bandes tombèrent. Et les murs étroits des rochers se refermèrent sur lui et lui donnèrent une nouvelle angoisse, celle d'être en prison. Il y avait des fentes de lumière. Dans le flot de force que suscita l'horreur, il se pencha en avant dans l'étroite fosse rocheuse et appuya ses mains faibles sur le roc, près de la fente de lumière.
Cette force lui venait de quelque part, de l'horreur ; il y eut un fracas et un flot de lumière et le mort se rencogna dans sa tanière, subissant le bond animal de la lumière. Le jour se levait à peine. L'étrange, la pénétrante cruauté de l'aurore fut sur lui. Cela le réveilla tout à fait.
D. H. Lawrence, in "L'homme qui était mort", coll. L'Imaginaire, Gallimard, 2015, pages 49-50.
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Imaginaire/L-Homme-qui-etait-mort
(22 juin 2019)
Chapitre VI
NIETZSCHE ET SAINT PAUL,
LAWRENCE ET JEAN DE PATMOS
[...]
Il va de soi que le texte de Lawrence, il vaut mieux le lire après avoir lu ou relu le texte de l'Apocalypse. On comprend du coup l'actualité de l'Apocalypse, et celle de Lawrence qui la dénonce. Cette actualité ne consiste pas dans des correspondances historiques du type Néron = Hitler = Antéchrist. Pas davantage dans le sentiment suprahistorique des fins de monde et des millénaires, avec leur panique atomique, économique, écologique et science-fiction. Si nous baignons dans l'Apocalypse, c'est plutôt parce qu'elle inspire en chacun de nous des manières de vivre, de survivre, et de juger. C'est le livre de chacun de ceux qui se pensent survivants. C'est le livre des Zombis.
Lawrence est très proche de Nietzsche. On peut supposer que Lawrence n'aurait pas écrit son texte sans l'Antéchrist de Nietzsche. Nietzsche lui-même n'était pas le premier. Ni même Spinoza. Un certain nombre de "visionnaires" ont opposé le Christ comme personne amoureuse et le christianisme comme entreprise mortuaire. Ils n'ont pas de complaisance exagérée pour le Christ, mais éprouvent le besoin de ne pas le confondre avec le christianisme. Chez Nietzsche, c'est la grande opposition du Christ avec saint Paul : le Christ, le plus doux, le plus amoureux des décadents, une sorte de Bouddha qui nous libérait de la domination des prêtres, et de toute idée de faute, punition, récompense, jugement, mort et ce qui suit la mort -- cet homme de la bonne nouvelle fut doublé par le noir saint Paul, gardant le Christ sur la croix, l'y ramenant sans cesse, le faisant ressusciter, déplaçant tout le point de gravité sur la vie éternelle, inventant un nouveau type de prêtre encore plus terrible que les précédents, "sa technique de tyrannie sacerdotale, sa technique d'attroupement : la croyance à l'immortalité, c'est-à-dire la doctrine du jugement". Lawrence reprend l'opposition, mais cette fois c'est celle du Christ avec le rouge Jean de Patmos, l'auteur de l'Apocalypse. Livre mortel de Lawrence puisqu'il précède de peu sa mort rouge hémoptysique, comme l'Antéchrist, l'effondrement de Nietzsche. Avant de mourir, un dernier "message joyeux", une dernière bonne nouvelle. Il ne s'agit pas d'un Lawrence qui aurait imité Nietzsche. Plutôt il ramasse une flèche, celle de Nietzsche, et la relance ailleurs, autrement tendue, sur une autre comète, dans un autre public : "La nature envoie le philosophe dans l'humanité comme une flèche ; elle ne vise pas mais elle espère que la flèche restera accrochée quelque part" 2. Lawrence recommence la tentative de Nietzsche en prenant pour cible Jean de Patmos et non plus saint Paul. Beaucoup de choses changent, ou se complètent, d'une tentative à l'autre, et même ce qui est commun s'additionne en force, en nouveauté.
[...]
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, extrait pages 51-52.
2 – Nietzsche, Schopenhauer éducateur, § 7.
(17 juin 2019)
Chapitre VI
NIETZSCHE ET SAINT PAUL,
LAWRENCE ET JEAN DE PATMOS
Ce n'est pas le même, ce ne peut pas être le même... Lawrence intervient dans la discussion savante de ceux qui demandent si c'est le même Jean qui écrivit un évangile et l'Apocalypse 1. Lawrence intervient avec des arguments très passionnels, d'autant plus forts qu'ils impliquent une méthode d'évaluation, une typologie : ce n'est pas le même type d'homme qui a pu écrire évangile et apocalypse. Il n'importe pas que chacun des deux textes soit lui-même complexe, ou composite, et réunisse tant de choses différentes. La question n'est pas celle de deux individus, de deux auteurs, mais de deux types d'homme, ou de deux régions de l'âme, de deux ensembles tout à fait différents. L'Evangile est aristocratique, individuel, doux, amoureux, décadent, assez cultivé encore. L'Apocalypse est collective, populaire, inculte, haineuse et sauvage. Il faudrait expliquer chacun de ces mots pour éviter les contresens. Mais déjà l'évangéliste et l'apocalypste ne peuvent pas être le même. Jean de Patmos ne prend même pas le masque de l'évangéliste, ni le masque du Christ, il en invente un autre, il en fabrique un autre, qui, à notre choix, démasque le Christ, ou bien se superpose à celui du Christ. Jean de Patmos travaille dans la terreur et la mort cosmiques, tandis que l'Evangile et le Christ travaillaient l'amour humain, spirituel. Le Christ inventait une religion d'amour (une pratique, une façon de vivre et non pas une croyance), l'Apocalypse apporte une religion du Pouvoir -- une croyance, une terrible manière de juger. Au lieu du don du Christ, une dette infinie.
[...]
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, extrait pages 50-51.
1 – Pour le texte et les commentaires de l'Apocalypse, cf. Charles Brütsh, La clarté de l'Apocalypse, Genève (et, sur la question de l'auteur ou des auteurs, cf. p.397-405). Les raisons savantes d'assimiler les deux auteurs semblent très faibles. -- Dans les notes qui suivent, la référence "Apocalypse" renvoie au commentaire de Lawrence (Balland), sauf note 10.
(9 décembre 2018)
Chapitre XIV
LA HONTE ET LA GLOIRE : T. E. LAWRENCE
C'est que l'esprit qui contemple n'est pas vide lui-même, et les abstractions sont les yeux de l'esprit. Le calme de l'esprit est traversé de pensées qui le griffent. L'esprit est une Bête aux yeux multiples, toujours prête à bondir sur les corps animaux qu'elle distingue. Lawrence insiste sur sa passion de l'abstrait, qu'il partage avec les Arabes : l'un comme l'autre, Lawrence ou Arabe, interrompent volontiers l'action pour suivre une Idée qu'ils rencontrent. Je suis le valet de l'abstrait 1. Les idées abstraites ne sont pas des choses mortes, ce sont des entités qui inspirent de puissants dynamismes spatiaux, et qui se mêlent intimement dans le désert avec les images projetées, choses, corps ou êtres. C'est pourquoi les Sept piliers sont l'objet d'une double lecture, d'une double théâtralité. C'est cela, la disposition spéciale de Lawrence, le don de faire vivre passionnément les entités dans le désert, à côté des gens et des choses, au rythme saccadé du pas des chameaux. Peut-être ce don confère-t-il à la langue de Lawrence quelque chose d'unique, et qui sonne comme une langue étrangère, moins de l'arabe qu'un allemand fantôme qui s'inscrirait dans son style en dotant l'anglais de nouveaux pouvoirs (un anglais qui ne coule pas, disait Forster, granuleux, heurté, changeant constamment de régime, plein d'abstractions, de processus stationnaires et de visions arrêtées) 2. En tout cas, les Arabes étaient enchantés des puissances d'abstraction de Lawrence. Un soir de fièvre, son esprit enflammé lui inspire un discours à moitié dément qui dénonce Omnipotence et Infini, supplie ces entités de nous frapper plus fort encore pour tremper en nous les armes de leur propre ruine, exalte l'importance d'être battu, le Non-faire comme notre seule victoire, et l'Échec comme notre souveraine liberté : « pour le clairvoyant l'échec était le seul but... » 3. Le plus curieux est que les auditeurs sont suffisamment enthousiasmés pour décider du coup de se joindre à la Révolte.
On va des images aux entités. Telle est donc, en dernière instance, la disposition subjective de Lawrence : ce monde d'entités qui passent dans le désert, qui doublent les images, se mêlent aux images et leur donnent une dimension visionnaire. Lawrence dit qu'il connaît intimement ces entités, mais ce qui lui échappe, c'est leur character. On ne confondra pas le Caractère avec un moi. Au plus profond de la subjectivité, il n'y a pas de moi, mais une composition singulière, une idiosyncrasie, un chiffre secret comme la chance unique que ces entités-là aient été retenues, voulues, cette combinaison-là, tirée : celle-là et pas une autre. C'est elle qui s'appelle Lawrence. Un coup de dés, un Vouloir qui lance les dés. Le character, c'est la Bête : esprit, vouloir, désir, désir-désert qui réunit les entités hétérogènes 4. Si bien que le problème devient : quelles sont ces entités subjectives et comment se combinent-elles ? Lawrence y consacre le grandiose chapitre 103. Parmi les entités, nulles n'apparaissent avec plus d'insistance que la Honte et la Gloire, la Honte et l'Orgueil. Peut-être leur rapport permet-il de déchiffrer le secret du character. Jamais la honte ne fut chantée à ce point, et d'une façon si fière et hautaine.
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, extrait pages 149-150.
1 – IX, 99.
2 – E. M. Forster, lettre mi-février 1924 (Letters to T. E. Lawrence, Londres, Jonathan Cape). Forster remarque qu'on a jamais rendu le mouvement avec si peu de mobilité, par une succession de positions immobiles.
3 – VI, 74.
4 – IX, 103 : « J'étais très conscient des puissances et entités enveloppées en moi ; c'était leur combinaison particulière (character) qui restait cachée. » Et aussi sur la Bête spirituelle, vouloir ou désir. Orson Welles insistait sur l'usage particulier du mot character en anglais (cf. Bazin, Orson Welles, Cerf, p. 178-180) : en un sens nietzschéen, une volonté de puissance qui réunit des forces diverses.
T. E. LAWRENCE
CHAPITRE CIII
[…]
Lors de cet anniversaire à Baïr, pour satisfaire mon sens de la sincérité, je commençai à disséquer mes croyances et mobiles, tâtonnant dans mes propres ténèbres de poix. Cette timidité porteuse de défiance de soi mettait un masque, souvent un masque d'indifférence ou de légèreté, sur mon visage, et m'embarrassait. Mes pensées griffaient, étonnées, cette paix apparente, sachant que ce n'était qu'un masque ; car, en dépit de mes efforts pour ne jamais m'arrêter sur ce qui était intéressant, il y avait des moments trop intenses pour être contrôlés, où mes appétits éclataient et m'effrayaient.
J'étais très conscient des puissances et des entités enveloppées en moi ; c'était leur combinaison particulière qui restait cachée. Il y avait mon désir d'être apprécié – si fort et si nerveux que je ne pouvais jamais m'ouvrir amicalement à autrui. La terreur d'échouer dans un effort si important me retenait d'essayer ; de plus, il y avait une échelle de valeurs à considérer, car l'intimité me semblait honteuse à moins que l'autre ne pût répondre à la perfection, dans le même langage, selon la même méthode, pour les mêmes raisons.
Il y avait un désir ardent d'être célèbre ; et l'horreur de laisser connaître mon goût d'être connu. Le mépris que m'inspirait ma passion pour les distinctions me faisait refuser tous les honneurs offerts. Je chérissais mon indépendance presque comme un Bédouin, mais mon impuissance à voir me laissait mieux saisir ma silhouette dans des images reproduites, et les remarques obliques que j'avais surprises chez les autres m'apprenaient mieux l'impression que j'avais délibérément créée. Cet empressement à me surprendre et à me surveiller moi-même était mon assaut sur ma propre citadelle inviolée.
Les créatures basses, je les évitais comme l'image de notre échec à atteindre la réelle intellectualité. Si elles s'imposaient à moi, je les haïssais. Poser la main sur une chose vivante était une souillure, et je tremblais si elle me touchait ou s'intéressait trop vivement à moi. C'était une répulsion insécable, comme un flocon de neige qui doit garder son cours intact. J'eusse choisi le contraire si ma tête n'avait pas été tyrannique. Je désirais de toutes mes forces l'absolutisme des femmes et des animaux, et je me désolais de moi-même surtout quand je voyais un soldat avec une fille, ou un homme qui caressait un chien, parce que je souhaitais être aussi superficiel, aussi accompli ; et mon geôlier me retenait.
Sentiments et illusion menaient toujours une guerre en moi ; ma raison était assez forte pour vaincre, mais pas suffisamment pour annihiler les vaincus, ou m'empêcher de les préférer ; et peut-être sait-on vraiment qu'on aime quand on aime ce qu'on méprise. Pourtant je ne pouvais que le souhaiter ; pouvais voir le bonheur dans la suprématie de la matière, et ne pouvais m'y soumettre ; pouvais essayer d'endormir mon esprit pour que la suggestion le traverse comme un vent, et restais amèrement éveillé.
[…]
Il est vrai que me guettait toujours ce Vouloir qui attendait anxieusement de faire irruption. Mon cerveau était aussi prompt et silencieux qu'un chat sauvage, mes sens comme de la boue lui entravant les pieds, et mon moi (toujours conscient de lui-même et de sa timidité) disant à la bête qu'il était de mauvais goût de bondir et vulgaire de se repaître de sa proie. Ainsi empêtrée dans les nerfs et l'hésitation, ce ne pouvait être une chose dont avoir peur, et pourtant c'était une vraie bête, et ce livre, c'est sa peau galeuse, séchée, empaillée et dressée à la face des hommes.
J'étais vite trop à l'étroit dans les idées. Aussi je me méfiais des experts, qui n'étaient souvent que des intelligences confinées dans de hauts murs, connaissant en vérité chaque pavé de la cour de leur prison, tandis que moi, je savais peut-être dans quelle carrière les pierres avaient été taillées, et quel était le salaire du maçon. Je les contredisais par insouciance, car j'avais découvert qu'il y a toujours des matériaux aptes à servir un but, et que le Vouloir nous indique sûrement une voie parmi toutes celles qui vont du but à son accomplissement. Quant à la chair, elle n'existait pas.
J'avais ramassé bien des choses, joué avec, les avais examinées et reposées à terre ; car me manquait la conviction de faire. La fiction me paraissait plus solide que l'action. Des ambitions qui se cherchaient me visitaient, mais sans demeurer, puisque mon sens critique me faisait rejeter leurs fruits avec dégoût. Je finissais toujours par dominer ces courants où j'avais dérivé, sans m'engager volontairement dans aucun. En vérité, je me voyais comme un danger pour les hommes ordinaires, en leur offrant une telle énergie zigzagante, dépourvue de gouvernail.
[…]
Entendre louer autrui me faisait désespérer jalousement de moi-même, car je prenais ces compliments à la lettre, tandis que, si l'on avait parlé dix fois aussi bien de moi, j'aurais compté cela pour rien. J'étais ma propre cour martiale permanente, sans échappatoire, parce que pour moi les ressorts intimes de l'action étaient mis à nu par la connaissance des occasions exploitées. On ne peut se créditer que de ce qui a été pensé à l'avance, prévu, préparé, élaboré. Le moi, connaissant la part de déchet, était forcé de se déprécier face aux louanges aveugles d'autrui. C'était la revanche de mes facultés d'historien bien formé sur l'évidente nature du jugement public, le plus petit dénominateur commun à ceux qui savent, et pourtant sans appel, parce que le monde est vaste.
Quand une chose était à ma portée, je n'en voulais plus ; mon délice était dans le désir. Tout ce que mon esprit pouvait souhaiter avec constance, je pouvais y atteindre, comme c'est le cas de toutes les ambitions des hommes sensés, et, quand un désir venait au premier rang, je luttais jusqu'à ne devoir qu'ouvrir la main pour saisir son objet. Alors je me détournais, heureux d'avoir eu assez de force. Je ne cherchais qu'à m'en assurer, et ne me souciais point de le faire savoir.
Les commencements m'attiraient particulièrement, me poussant à des efforts sans fin pour libérer ma personnalité de ses excroissances et la projeter sur un nouveau substrat, afin que ma curiosité de voir son ombre nue puisse être satisfaite. Le moi invisible semblait être le plus clairement réfléchi dans l'esprit encore indifférent d'un autre homme. Des jugements pesés, qui participaient du passé et du futur, étaient dépourvus de valeur comparés à la première impression révélatrice, l'ouverture ou la fermeture instinctive d'un homme quand il rencontrait l'étranger.
Une grande part de ce que je faisais provenait de cette curiosité égoïste. Avec de nouvelles connaissances, je me lançais avec de petits problèmes de comportement dénués d'importance, observant l'impact de telle ou telle approche sur mes auditeurs, traitant mes compagnons comme autant de cibles pour l'ingéniosité intellectuelle ; jusqu'à ce que je puisse à peine reconnaître moi-même où la plaisanterie commençait et où elle finissait. Cette mesquinerie contribuait à me mettre mal à l'aise avec les autres hommes, de crainte que ma fantaisie ne me pousse soudain à les collectionner comme des trophées de concours de tir ; de plus, ils s'intéressaient à tant de choses que mon amour-propre rejetait. Ils parlaient de nourriture et de maladie, de jeux et de plaisirs, avec moi pour qui reconnaître notre possession d'un corps était déjà une dégradation suffisante, sans s'étendre sur ses défauts et sur ses attributs. Je me sentais honteux de les voir se vautrer dans l'élément physique, qui ne pouvait être qu'une glorification de la croix de l'humanité. En fait, la vérité était que je n'aimais pas le « moi » que je pouvais voir et entendre.
T. E. Lawrence, Moi-même - chapitre CIII - , in Les sept piliers de la sagesse, traduit de l'anglais par Julien Deleuze, folio-Gallimard, 2014, extraits, pages 807-813.
T. E. LAWRENCE
Poème de dédicace
À S. A.
Je t'aimais, aussi je pris ces marées d'hommes entre mes mains
et écrivis ma volonté en étoiles à travers le ciel
Pour te gagner la Liberté, la digne maison aux sept piliers
afin que tes yeux puissent briller sur moi
Quand nous arriverions.
La Mort semblait ma servante sur la route, jusqu'à ce que nous fussions proches,
te voyant qui attendais ;
Alors tu souris et, d'envie chagrine, elle me dépassa et
t'emporta sans moi ;
Dans sa quiétude.
L'amour, fatigué du chemin, chercha à tâtons ton corps, notre gage éphémère
nôtre pour l'instant,
Avant que la main molle de la terre n'explore ta forme et que les vers
aveugles ne s'engraissent de
Ta substance.
Les hommes m'ont prié d'ériger notre œuvre, la maison inviolée,
en ton mémorial.
Mais, pour que le monument convînt, je le fracassai, inachevé ;
et, maintenant,
Les petites choses sortent en rampant pour s'arranger des
baraques dans l'ombre gâchée
De ton offrande.
T. E. Lawrence, in Les sept piliers de la sagesse, traduit de l'anglais par Julien Deleuze, folio-Gallimard, 2014, poème de dédicace page 9.
&
"Devant le tombeau de ses amours - I -", Hommage à T. E. Lawrence, acrylique sur toile & crayons feutres métal, 28.10.18.
(28 octobre 2018)
Chapitre XIV
LA HONTE ET LA GLOIRE : T. E. LAWRENCE
Lawrence dit qu'il voit à travers une brume, qu'il ne perçoit immédiatement ni les formes ni les couleurs, et ne reconnaît les choses qu'à leur contact immédiat ; qu'il n'est guère homme d'action, qu'il s'intéresse aux Idées plutôt qu'aux fins et à leurs moyens ; qu'il n'a guère d'imagination et n'aime pas les rêves... Et dans ces traits négatifs il y a déjà beaucoup de motifs qui l'apparient aux Arabes. Mais ce qui l'inspire et l'entraîne, c'est d'être un « rêveur diurne », un homme dangereux en vérité, qui ne se définit ni par rapport au réel ou à l'action, ni par rapport à l'imaginaire ou aux rêves, mais seulement par la force avec laquelle il projette dans le réel les images qu'il a su arracher à lui-même et à ses amis arabes. […] Bref, ce n'est pas une misérable mythomanie individuelle qui pousse Lawrence à projeter sur sa route des images grandioses, au-delà d'entreprises souvent modestes. La machine à projection n'est pas séparable du mouvement de la révolte elle-même : subjective, elle renvoie à la subjectivité du groupe révolutionnaire. Encore faut-il que l'écriture de Lawrence, son style, la reprenne à son compte ou la relaie : la disposition subjective, c'est-à-dire la force de projection d'images, est inséparablement politique, érotique, artiste. […]
Les images que Lawrence projette dans le réel ne sont pas des images gonflées qui pècheraient par une fausse extension, mais valent par l'intensité pure, dramatique ou comique, que l'écrivain sait donner à l'événement. Et l'image qu'il tire de soi-même n'est pas une image menteuse, parce qu'elle n'a pas à répondre ou non à une réalité préexistante. Il s'agit de fabriquer du réel et non d'y répondre. Comme dit Genet à propos de ce genre de projection, derrière l'image il n'y a rien, une « absence d'être », un vide qui témoigne d'un moi dissous. Derrière les images il n'y a rien, sauf l'esprit qui les regarde avec une étrange froideur 1, même sanglantes et déchirées. Si bien qu'il y a deux livres dans les Sept piliers de la sagesse, deux livres qui s'insinuent l'un dans l'autre : l'un concernant les images projetées dans le réel et qui vivent leur propre vie, l'autre concernant l'esprit qui les contemple, livré à ses propres abstractions.
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, extraits pages 147-149.
1 – VI, 80 et 81. Et Introduction, 1.
(27 octobre 2018)
Chapitre XIV
LA HONTE ET LA GLOIRE : T. E. LAWRENCE
Les plus beaux écrivains ont des conditions de perception singulières qui leur permettent de puiser ou de tailler des percepts esthétiques comme de véritables visions, quitte à en revenir les yeux rouges. […] Il y a chez Lawrence un désert intime qui le pousse dans les déserts d'Arabie, parmi les Arabes, et qui coïncide sur beaucoup de points avec leurs perceptions et conceptions, mais garde l'indomptable différence qui introduit celles-ci dans une toute autre Figure secrète. Lawrence parle arabe, il s'habille et vit comme un Arabe, même sous la torture il crie en arabe, mais il n'imite pas les Arabes, il n'abdique jamais sa différence qu'il éprouve déjà comme une trahison. C'est sous son costume de jeune marié, « suspecte soie immaculée », qu'il ne cesse de trahir l'Epouse. Et cette différence de Lawrence ne vient pas seulement de ce qu'il reste Anglais, au service de l'Angleterre ; car il trahit l'Angleterre autant que l'Arabie, dans un rêve-cauchemar de tout trahir à la fois. Mais ce n'est pas non plus sa différence personnelle, tant l'entreprise de Lawrence est une destruction du moi froide et concertée, menée jusqu'au bout. Chaque mine qu'il pose explose aussi en lui-même, il est lui-même la bombe qu'il fait éclater. C'est une disposition subjective infiniment secrète, qui ne se confond pas avec un caractère national ou personnel, et qui le conduit loin de son pays, sous les ruines de son moi dévasté.
Il n'y a pas de problème plus important que celui de cette disposition qui entraîne Lawrence, et le détache des « chaînes de l'être ». Même un psychanalyste hésitera à dire que cette disposition subjective est l'homosexualité, ou plus précisément l'amour caché dont Lawrence fait le ressort de son action dans le splendide poème de dédicace, bien que l'homosexualité soit sans doute comprise dans la disposition. On ne croira pas plus que c'est une disposition à trahir, bien que la trahison en découle peut-être. Il s'agirait plutôt d'un profond désir, d'une tendance à projeter dans les choses, dans la réalité, dans le futur et jusque dans le ciel, une image de soi-même et des autres assez intense pour qu'elle vive sa vie propre : image toujours reprise, rapiécée, et qui ne cesse de grandir en chemin, jusqu'à devenir fabuleuse 1. C'est une machine à fabriquer des géants, ce que Bergson appelait une fonction fabulatrice.
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, extrait pages 146-147.
1 – Cf. comment Jean Genet décrit cette tendance : Un captif amoureux, Gallimard, p. 353-355. Les ressemblances de Genet avec Lawrence sont nombreuses, et c'est encore d'une disposition subjective que Genet se réclame, quand il se retrouve dans le désert parmi les Palestiniens, pour une autre Révolte. Cf. le commentaire de Félix Guattari, « Genet retrouvé » (Cartographies schizoanalytiques, Galilée, p. 272-275).
Il faut que l’acte de parole se crée comme une langue étrangère dans une langue dominante, précisément pour exprimer une impossibilité de vivre sous la domination.
Je cherche une arme, c’est-à-dire je crée quelque chose. Finalement la création c’est la panique, toujours, je veux dire, c’est sur les lignes de fuites que l’on crée, parce c’est sur les lignes de fuites que l’on n’a plus aucune certitude, lesquelles certitudes se sont écroulées.
Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère
(24 octobre 2018)
Chapitre XIV
LA HONTE ET LA GLOIRE : T. E. LAWRENCE
[…]
C'est la brume, la brume solaire, qui va remplir l'espace. La rébellion même est un gaz, une vapeur. La brume est le premier état de la perception naissante, et fait le mirage dans lequel les choses montent et descendent, comme sous l'action d'un piston, et les hommes lévitent, suspendus à une corde. Voir brumeux, voir trouble : une ébauche de perception hallucinatoire, un gris cosmique 1. Est-ce le gris qui se partage en deux, et qui donne le noir quand l'ombre gagne ou quand la lumière disparaît, mais aussi le blanc quand le lumineux devient lui-même opaque ? Goethe définissait le blanc par « l'éclat fortuitement opaque du transparent pur » ; le blanc est l'accident toujours renouvelé du désert, et le monde arabe est en noir et blanc. Mais ce ne sont encore que des conditions de la perception, qui s'effectue pleinement quand les couleurs apparaissent, c'est-à-dire quand le blanc s'obscurcit en jaune et quand le noir s'éclaircit en bleu. Sable et ciel, jusqu'à ce que l'intensification donne le pourpre aveuglant où brûle le monde, et où la vue dans l'oeil est remplacée par la souffrance. La vue, la souffrance, deux entités... : « s'éveillant dans la nuit, il n'avait plus trouvé dans ses yeux la vue, mais seulement la souffrance » 2. Du gris au rouge, il y a l'apparaître et le disparaître du monde dans le désert, toutes les aventures du visible et de sa perception. L'Idée dans l'espace est la vision, qui va du transparent pur invisible au feu pourpre où toute vue brûle.
« L'union des falaises sombres, du sol rose et des arbustes vert pâle était belle pour des yeux saturés par des mois de soleil et d'ombre noir de suie ; quand le soir arriva, le soleil au déclin jeta un éclat cramoisi sur un des côtés de la vallée, laissant l'autre dans une obscurité violette » 3. Lawrence, un des plus grands paysagistes de la littérature. Rumm la sublime, absolue vision, paysage de l'esprit. Et la couleur est en mouvement, elle est déviation, déplacement, glissement, oblicité, non moins que le trait. Tous deux, la couleur et le trait, naissent ensemble et se fondent. Les paysages de grès ou de basalte réunissent couleurs et traits, mais toujours en mouvement, les grands traits colorés par couches, les couleurs tirées à grand trait. Les formes d'épines et de bulles se succèdent, en même temps que les couleurs s'appellent, du transparent pur au gris sans espoir. Les visages répondent aux paysages, apparaissent et disparaissent dans ces brefs tableaux qui font de Lawrence un des plus grands portraitistes : « Il était joyeux d'habitude, mais il avait en lui toute prête une veine de souffrance... » ; « sa chevelure flottante et son visage en ruines de tragédien fatigué... » ; « son esprit tel un paysage pastoral avait une perspective à quatre coins, soigné, aimable, limité, bien situé... » ; « ses paupières s'affaissaient sur ses cils rudes en plis fatigués à travers lesquels, venue du soleil au-dessus, une lumière rouge scintillait dans les orbites, les faisant ressembler à des fosses ardentes où l'homme brûlait lentement » 4.
Gilles Deleuze, in Critique et clinique, collection Paradoxe, Les éditions de Minuit, juillet 1993, pages 144-146.
1 – Sur la brume ou « mirage », I, 8. Une belle description est en IX, 104. Sur la révolte comme gaz, vapeur, cf. III, 33 ; in Les sept piliers de la sagesse, de T. E. Lawrence, tr. Julien Deleuze, éditions Folio-Gallimard.
2 – V, 62.
3 – IV, 40.
4 – IV, 39 / IV, 41 / V, 57 / IX, 99.
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Comment une autre langue se crée dans la langue, de telle manière que le langage tout entier tende vers sa limite ou son propre " dehors ". - Comment la possibilité de la psychose et la réalit...
http://www.leseditionsdeminuit.fr/livre-Critique_et_clinique-2025-1-1-0-1.html
L'éditeur ; un extrait du début de ce livre est à découvrir sur son site : "La littérature et la vie", pages 11-17.
Entre autres émissions sur G. Deleuze....
La voix, les cours - et source de la photographie.
Source des photographies de T. E. Lawrence