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L'atelier Poésie de Martine Cros


Puisque nous écrivons -- Olga Tokarczuk, "Le tendre narrateur".

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 11 Avril 2021, 15:09pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Puisque nous écrivons, #Littérature polonaise, #Olga Tokarczuk

Olga Tokarczuk

Olga Tokarczuk

 

 

 

6.

 

Je continue de m'interroger sur la possibilité, aujourd'hui, de trouver les bases d'une nouvelle narration universelle, globale, qui n'exclurait aucune chose, plongerait ses racines dans la nature, serait riche de contextes mais qui, néanmoins, ferait sens. 

Une narration qui dépasserait l'incommunicabilité de notre "moi" claquemuré, qui dévoilerait un champ plus vaste de la réalité et en ferait apparaître les corrélations, est-elle possible ? Elle aurait à prendre ses distances avec la banalité d'un centre galvaudé et évident d' "opinions communément partagées" et saurait avoir un regard "ex-centré", autrement dit hors du centre ?

Je me félicite de ce que la littérature ait magnifiquement conservé son droit aux bizarreries, aux fantasmagories, aux provocations, au grotesque ou à la folie. Je rêve de points de vue élevés et de vastes visions, où le contexte dépasserait largement ce à quoi nous pourrions nous attendre. Je rêve d'un langage qui saurait exprimer l'intuition la moins claire, je rêve de métaphores qui iraient au-delà des différences culturelles, je rêve enfin d'un genre qui aurait du contenu et serait transgressif, tout en étant aimé des lecteurs.

Je rêve également d'une nouvelle sorte de narrateur, instance narrative particulière en quatrième personne, qui ne se ramènerait évidemment pas juste à une variante de construction grammaticale, mais saurait intégrer tant le point de vue de chaque personnage que la capacité à dépasser l'horizon de chacun d'eux, elle verrait davantage de choses et plus exhaustivement, elle saurait ignorer le temps. Oh oui, un tel narrateur est possible !

 

Vous êtes-vous demandé qui pouvait être ce merveilleux conteur qui lance d'une voix puissante dans la Bible : "Au commencement était le Verbe" ? Celui qui décrit la création du monde, au premier jour, quand l'ordre remplaça le chaos ? Celui qui regarde le feuilleton de la naissance de l'univers ? Celui qui connaît les pensées de Dieu, connaît ses doutes, et, sans que sa main frémisse, inscrit cette phrase inouïe sur du papier : "Et Dieu vit que cela était bon." Qui est celui qui sait ce que Dieu pensa ?

Tout doute théologique mis à part, nous pouvons considérer que cette figure énigmatique de tendre narrateur est merveilleuse et significative. Il y a là un point de vue, une perspective à partir de quoi tout peut être vu. Tout voir, c'est considérer comme établi le fait que toutes les choses qui existent sont en corrélation dans un tout, même quand ces relations réciproques ne sont pas encore connues de nous. Tout voir équivaut également à une prise de responsabilité complètement différente envers le monde, parce qu'il devient évident que chaque geste "ici" est relié à un geste "là-bas", qu'une décision prise en un endroit du monde aura son effet dans un autre, que la distinction entre ce qui est "mien" et ce qui est "tien" devient discutable.

Il conviendrait donc de concevoir un mode de narration juste qui éveillerait dans l'esprit du lecteur la perception de la totalité, une capacité à réunir les fragments en un unique schéma, à découvrir des constellations dans les myriades d'événements. L'histoire serait tissée de sorte que soit évidente l'appartenance de tous et de toute chose à un imaginaire commun, produit consciencieusement par nos esprits à chaque rotation de la planète.

[...]

Nous devrions peut-être accorder notre confiance aux fragments, car ce sont les fragments qui forment des constellations à même de décrire davantage, et d'une manière plus complexe, multidimensionnelle. Nos narrations pourraient alors correspondre entre elles à l'infini, tandis que leurs protagonistes respectifs noueraient des relations les uns avec les autres.

[...]

 

 

7.

 

J'écris de la fiction, mais celle-ci n'est jamais privée d'assise, elle ne vient pas de nulle part. Quand j'écris, je dois tout ressentir en moi. Je dois être traversée par tous les êtres et tous les objets présents dans le livre, par tout ce qui est humain et tout ce qui ne l'est pas, ce qui est vivant et ce qui ne l'est pas. Je dois voir de près chaque chose et chaque personne avec le plus grand sérieux pour les doter d'existence en moi et les personnaliser.

C'est précisément à cela que me sert la tendresse, parce qu'elle est l'art de concrétiser un ressenti affectif partagé, elle est donc une découverte permanente de ressemblances. Concevoir un roman consiste à ne cesser de donner vie, à faire exister toutes ces particules du monde que sont les expériences humaines, les situations vécues, les souvenirs. La tendresse personnalise tout ce vers quoi elle se porte, elle lui donne la parole, lui assure de l'espace et du temps pour exister, elle lui permet de s'exprimer. C'est la tendresse qui fait qu'une théière se met à parler.

[...]

La littérature repose précisément sur de la tendresse envers toute existence extérieure à nous. Elle est le rouage psychologique fondamental du roman. Grâce à ce merveilleux instrument, ce moyen de communication humaine des plus raffinés, notre expérience voyage à travers le temps pour aller vers ceux qui ne sont pas encore nés et qui, un jour, prendront entre leurs mains ce que nous avons écrit, ce que nous avons raconté de nous et de notre monde.

[...]

 

 

 

 

 

Olga Tokarczuk, Le tendre narrateur, Discours du Nobel et autres textes, traduit du polonais par Maryla Laurent, Les éditions Noir sur Blanc, octobre 2020, fragments choisis dans le Discours de réception du prix Nobel de Littérature 2018, pages 34 à 40.

 

 

 

 

 

Puisque nous écrivons -- Olga Tokarczuk, "Le tendre narrateur".
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