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L'atelier Poésie de Martine Cros


Avant tout, l'admiration [in "Les Petites Personnes"] - Anna Maria Ortese

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 22 Février 2018, 23:00pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Anna Maria Ortese, #Mathieu Riboulet

Avant tout, l'admiration [in "Les Petites Personnes"] - Anna Maria Ortese

 

 

 

ANNA MARIA ORTESE

 

 

Les Petites Personnes

 

En défense des animaux et autres écrits

 

 

 

Traduit de l’italien par

Marguerite Pozzoli

 

Collection

un endroit où aller”

Actes Sud éditions, 2017

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Extrait)

 

 

 

 

 

Avant tout, l'admiration

 

 

 

 

On peut juger de la civilisation d'un pays comme de celle d'une personne, en regardant si, dans ses comportements habituels, l'admiration, l'attente et la compassion à l'égard de la vie occupent, ou non, la première place. Avant tout, l'admiration. Nous sommes loin d'imaginer l'importance que peut avoir, dans la formation d'un homme, le fait d'avoir été, ou non, lorsqu'il était enfant, porté ou induit à l'admiration. L'admiration est vraiment ce qui fait avancer dans la vie, et elle ne nous abandonne pas, même à la fin de celle-ci. Mais les pays densément peuplés ou extrêmement pauvres et qui, pour cette raison, se sont tournés les premiers, et pour longtemps, vers une admiration de type théologique et idéologique, ont perdu cette faculté et choisi d'admirer de manière forcenée l'homme le plus doué ou le plus aventureux ; et pour eux, la nature tomba en décadence, dans une grande marmite de haricots. En fait d'admiration, je pense que l'Italie occupe la dernière place mondiale. Elle n'admire rien. Elle croit que le monde est un haricot. L'accent est mis sur ce qui se consomme, se mange, s'accumule, se touche, se dépose, se comptabilise, se fait cuire. Naturellement, en parlant de l'Italie, j'exclus une minorité de gens âgés, et surtout une minorité douloureuse de jeunes, pour lesquels l'admiration est fondamentale et qui, ne pouvant plus rien admirer, croyant que le monde a toujours été une épicerie (aujourd'hui saccagée), tentent de s'en évader d'une manière ou d'une autre. Et cela inquiète le reste de l'Italie, qui ne voit pas la raison de ce désespoir : l'impossibilité d'admirer.

 

Admirer quoi ? me dira-t-on. Je n'ai pas de doute : admirer le monde et toutes les formes des choses : celles qui sont à l'extérieur du monde et que nous ne voyons pas, mais dont les instruments et la pensée nous disent qu'elles sont réelles, et celles qui apparaissent, restent un moment puis disparaissent – en une grandiose fantasmagorie qui se divise en saisons et se répartit en temps ordonnés – sur la planète où nous vivons.

 

Ici, la faune et la flore, avant l'homme lui-même. Les couleurs des fleurs, les pouvoirs médicinaux et les innombrables bienfaits des plantes ; ici, la multitude de formes et de vies animales, toutes soutenues et contenues par une loi, et donc sourdes et épouvantées par la liberté que les hommes ont d'enfreindre la loi, mais amies affectueuses de l'homme chaque fois qu'il renonce, par amitié, et qu'il accepte de s'incliner – de quelque façon que ce soit – devant leur loi indestructible.

 

Pour l'homme, seule est indestructible sa propre liberté d'enfreindre les lois naturelles antérieures, et l'ensemble de lois que, lorsqu'il est apparu sur terre, il a trouvées, et dont l'humilité et la grandeur lui ont permis de devenir si puissant. C'est son unique loi, surtout là où ses erreurs antérieures – l'avidité, le profit, son arrogance de créature à tout ce qui n'est pas sa propre volonté de survie et d'expansion – lui ont rendu tout contrôle impossible. Et c'est sur cette loi – foncièrement brutale – qu'il a fondé aujourd'hui une concentration de pouvoirs destructrice, et une vision, basse et aveugle, du monde. De sa vision, primitive (et juste) de la terre et de la vie, l'esprit d'admiration a disparu à jamais.

 

Je suis née dans une partie du monde extrêmement pauvre et densément peuplée. Je sais de quoi je parle. L'incapacité d'admirer, et donc de faire preuve d'égards et d'amour, était compréhensible dans les pays sous-développés, mais elle a effrayé pour toujours mon enfance, irrité ma jeunesse et, par la suite, orienté différemment ma vie à l'âge mûr. Avant la guerre, j'ai vu partout du sang animal, toujours du sang et de silencieuses agonies. Je me suis rangée très tôt, et de manière définitive, du côté de ces – j'utilise l'expression sans hésiter – martyrs de la vie. Les animaux périssaient tués dans les maisons, en cachette, mais pas assez pour les enfants attentifs : les festivités théologiques (Naissance, Résurrection) étaient précédées [de] gémissements et de massacres. Dans les rues, même durant les jours non consacrés à la divinité, passaient des squelettes rouges de chevaux, je veux dire de chevaux couverts de plaies, sanglants, émaciés, l'oeil plein d'une infinie tristesse. Et un jour, alors que j'étais une petite fille, j'ai vu un charretier furibond descendre de sa charrette, saisir le cheval par la bride et cracher à plusieurs reprises dans ces yeux dolents ! Je n'ai plus aimé les hommes, à partir de ce moment. Ni même les enfants. Ou plus aussi facilement. Pour moi, les uns et les autres, tant que je ne les observe pas dans leurs relations avec la nature, sont de simples formes humaines, et je ne m'exclamerais jamais, comme le pape Wojtyla : quel respect devant le mot « homme » ! Non, je n'ai aucun respect pour l'homme incapable d'admiration, d'égards et de pitié pour la terre et pour tous ses enfants. Et surtout pas d'admiration. Je n'admire pas l'homme de la marmite.

 

Pendant la guerre, à Venise, sur une petite place, j'ai vu et recueilli un chaton, dans quel état ! Il n'était qu'un seul pleur, une seule blessure – ses yeux étaient blessés, ou n'étaient plus – , et je n'aurais jamais imaginé qu'un si petit enfant de la terre puisse pleurer ainsi toute une nuit, appelant quelque chose qui n'existait pas, la mère à laquelle il avait été enlevé, l'intégrité de son petit corps, tout ce que le ciel lui avait donné et qui, pour lui, maintenant – à cause de quelque divertissement d'êtres supérieurs – n'était plus. Je me souviens d'avoir passé une nuit à genoux auprès de lui, en lui demandant pardon pour ma race. Et au matin j'étais au Lido, pour une sépulture respectueuse, et sans tache. Un ciel comme en ce moment, brillant et venteux de pluie fraîche, car il apportait déjà septembre. Et je pensais : la guerre. La guerre finira. Mais – pensais-je aussi – le monde ne changera pas, jusqu'à ce que...

 

Admiration ! Honneur aux pays capables d'admirer la terre et ses enfants sans cupidité, sans mépris ni violence. Honneur à ceux qui ont détruit le premier et le plus vulgaire des sentiments de propriété : la propriété des créatures terrestres. Honneur aux peuples qui enseignent dans les écoles l'attention, l'admiration pour le loup, le chien et l'agneau – l'absence de jugement et de procès pour leurs lois immuables –, la compréhension de leur douloureuse légalité (face à la mère éternelle, la terre qui nous a tous construits et élevés).

 

Honneur aux pays qui ne rassemblent pas les animaux pour les massacrer et les vendre en morceaux, qui ne frappent pas à coups de bâton les petits phoques qui pleurent, qui n'égorgent pas et n'insultent pas le cochon (et qui ne l'engraissent pas auparavant) pour les fêtes du dieu en lequel plus personne ne croit. Honneur aux pays qui ne ligotent pas l'agneau et qui ne le photographient pas avant de l'égorger en l'honneur de la Résurrection, qui ne séparent pas le veau et le poussin de leur Maman-Animal, qui ne persécutent pas le taureau (une femme de Séville, irritée par le sang de la bête – pour elle, le taureau était un criminel –, s'exclama : Ça te brûle, hein!), qui n'utilisent pas le chien pour des expériences [qu'] aucun criminel de race humaine ne supporterait (et qui seraient impensables pour quelque humain que ce soit). Honneur aux pays qui ne punissent pas le loup (voilà une image de ces années d'Après Contestation – le loup manquait à la Contestation), qui ne persécutent pas les oiseaux et qui, avant même l'ouverture de la chasse, n'incendient pas, comble du désespoir, leur maison.

 

Ils brûlaient les villages, ceux de cette terrible guerre, avant de s'acharner sur les femmes et les enfants. Pourriez-vous affirmer le contraire ?

 

Cela nous prouve que les persécutions existent depuis toujours, et que même les civils les pratiquent. En fonction de leur force, à l'encontre des plus faibles.

 

Honneur aux pays qui possèdent la force, mais qui ne la mettent pas à la disposition de la loi morale, et qui incluent dans cette loi – avant tout autre devoir – la compassion, et l'attention et l'admiration pour la terre et ses enfants, sans établir de distinction stupide entre humain et non-humain.

Honneur aux pays de la poésie, et de la régénération à travers l'école, mais à la lumière des floraisons [lacune], au chant des animaux libres et sereins.

 

Honneur aux pays qui ne domptent pas les chevaux, qui ne massacrent pas le renard, qui n'injurient pas la hyène – eux-mêmes hyènes civilisées ! Honneur aux pays qui ne tuent plus, mais qui admirent et qui aiment. Eux seuls peuvent ne pas mériter la guerre, et s'élever contre celle-ci. Eux seuls en ont le droit : parce qu'ils s'expriment, non en faveur d'eux-mêmes, mais de toute la terre.

 

Je dirai mon espoir, pape Wojtyla ; que, même pour le petit chien de Zoagli, et pour le lointain chaton de Venise, et pour le cheval martyr de Naples, il y ait une résurrection et un ciel final. Et cela aussi est ma religion, pape Wojtyla. Et puis, ma politique, seigneurs de l'Est ou de l'Ouest, ne concerne que l'école ! Une école qui forme les jeunes générations à la connaissance de la terre, et aux devoirs de l'homme à l'égard de toute la terre. Je n'ai pas d'autre politique. Ni d'autre culture, peut-être, que celle qui consiste à lire dans le livre de la vie terrestre : c'est la première voie, et la première école, qui mène à un homme nouveau. Nous vivons sur cette terre, dirai-je à tous ces sociologues, politiciens et écrivains, qui parlent aujourd'hui de laïcité et de liberté. Mais j'ajouterai ceci : elle ne nous appartient pas – elle ne nous appartient pas exclusivement –, et il n'y aura pas d'avenir pour ceux qui offensent, achètent, utilisent, détruisent tous les autres Peuples mineurs de la terre. Nous devons les défendre. Partout. Et ne croyons pas qu'un homme exilé de cette terre sans avoir oeuvré pour la justice – comme le rêve, peut-être la science – puisse emmener ailleurs l'humanité. Il amènera une structure, ou un esprit, monstrueux. L'humanité se fait ici : et elle réside dans la justice, l'attention aimante et la conservation – de la part de l'homme – de toute la Planète et de ses humbles enfants.

 

 

 

 

 

 

Pages 131-139

 

 

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