PHILIPPE MURAY
Malraux versus culture
&
(un fragment de )
Éternite de Louis Jouvet
*
Des textes à retrouver
in
Exorcismes spirituels III
in
ESSAIS
Éditions Les Belles Lettres
2015
MALRAUX VERSUS CULTURE
On entend plus les Voix du Silence. La voix de harpie de la Culture les a remplacées. Mais nul ne peut tenir Malraux pour responsable de la métamorphose funeste de ce qu'il appelait, lui, culture, en instrument de contrôle et de domestication de cette modernité à laquelle rien ni personne désormais ne doit plus échapper. « Pourquoi l'art à l'hôpital ? Parce qu'il n'y a aucune raison pour que le territoire des biens culturels et intellectuels soit interrompu. », expliquait récemment un de ces innombrables coordinateurs, agents de proximité, médiateurs, clowns-médecins, membres de milices poétiques, musiciens compassionnels, rénovateurs des sensibilités, thérapeutes des rues et autres organisateurs de carnavals de chevet que la Culture enfante à jet continu. Celle-ci, en effet, n'a aucune raison de s'arrêter nulle part, elle est partout chez elle, rien ne lui résistera, et c'est ce qu'elle glapit à chaque instant. La culture ne veut que la capitulation des ultimes réfractaires et la reconnaissance par tous, qu'ayant fusionné avec les loisirs et le tourisme, elle est notre destin sans alternative et qu'elle se confond avec le peu qui reste de la liberté. La culture est l'autre nom de la fête, qui est le coeur disciplinaire de la société qui commence et l'organe par lequel s'exprime le nouveau parti de l'ordre. Les militants de la culture sont les mercenaires de l'inéluctable. Malraux ne pouvait pas prévoir leur règne. La générosité de sa vision saccadée lui faisait regarder l'art au contraire comme un anti-destin, c'est à dire comme l'ennemi de ce qui est inéluctable, donc, en fin de compte, comme le seul adversaire de la mort. Il était étranger à l'ignoble chantage mortifère du Nouveau qui a toujours raison. L'art, qu'il soit littéraire ou plastique, n'exprimait jamais rien d'autre à ses yeux que l'idée que la partie n'est jamais et n'est pas jouée, qu'il n'y a pas de loi, que rien ne sera jamais complètement analysé ni bouclé, qu'aucune solution jamais n'en terminera avec le moindre problème, qu'aucune réponse ne comblera jamais le désir insatiable de questions si possible insolubles, et il est probable qu'il rêvait de voir offert à tous cet anti-destin sous le nom de culture et qu'il n'aurait jamais imaginé la transformation de cette dernière en programme de soumission des populations à l'avenir qu'on a choisi pour elles. De sorte que c'est aujourd'hui l'horreur de la culture et de son haut ou bas clergé inamovible qui est la condition première de l'exercice de la liberté.
ÉTERNITÉ DE LOUIS JOUVET
[Juste un fragment]
Il sort de ce corps de reptile du quaternaire une parole qui est la moins innocente, la moins spontanée, la moins animale qui soit. Jamais il ne s'est laissé abaisser à faire semblant de parler naturellement ni d'imiter le bafouillis de la vraie vie, toujours à la recherche de ce qui pourrait être dit, de la façon dont on pourrait le dire en le surchargeant de recherche. Au commencement est le discontinu construit de son style. Avant ce qu'il va dire, il y a sa diction, qui est à ce qu'il va jouer ce que la vision préconçue d'un grand peintre est au motif qu'il affronte. Tous les dialoguistes se sont rués pour lui mettre des phrases dans la bouche et les voir retranscrites par fragments et débris dans le marbre noir et net de son articulation prétaillée. Ils se sont bousculés pour lui donner des répliques à casser, des répliques à tronçonner, des répliques à hémisticher, à retransformer en morceaux choisis de bravoure. Mais ils n'ont pu lui confier que ses phrases à lui, tous les dialogues de Jouvet sont signés Jouvet.
[Pour écouter ces deux textes
lus par Fabrice Luchini,
autour de minute 37 pour Malraux,
et autour de minute 46 pour Jouvet]