KAFKA
Derniers cahiers
Traduit de l'allemand et présenté
par Robert Kahn
Éditions NOUS
octobre 2017
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Extraits
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[13]
Je voulais me cacher dans les sous-bois, je me frayai un bout de chemin à la hache, ensuite je me terrai et je fus à l'abri.
P.22
[14]
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L'écriture se refuse à moi. D'où le projet d'investigations autobiographiques. Pas une biographie, mais investigation et mise au jour des plus petits éléments possibles. Ensuite je veux me construire à partir de là comme quelqu'un dont la maison ne serait pas solide, qui voudrait s'en construire une autre à côté, solide elle, si possible avec les matériaux de l'ancienne. Mais c'est grave quand en plein milieu de la construction ses forces le quittent et qu'il a maintenant à la place d'une maison peu solide mais pourtant complète une maison à moitié détruite et une autre à moitié achevée, donc rien. Ce qui s'ensuit c'est la folie, donc à peu près une danse de cosaques entre les deux maisons, au cours de laquelle le cosaque à coups de talons de bottes fouille et excave si longtemps la terre que sous lui se creuse sa tombe.
PP.23-24
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(…)
Je n'ai plus à m'en retourner, la cellule a explosé, je bouge, je sens mon corps.
P.25
(…)
C'était un couloir étroit, bas, à voûte ronde, crépi en blanc, je me trouvais devant l'entrée, elle obliquait vers les profondeurs. Je ne savais pas si je devais me lancer, indécis je frottais mes pieds contre l'herbe rare qui poussait devant l'entrée. Un monsieur vint à passer, certainement par hasard, il se penchait un peu, mais volontairement, parce qu'il voulait me parler. « Où vas-tu, mon petit? » demanda-t-il. « Nulle part pour le moment », dis-je, en regardant son visage enjoué mais hautain – qui aurait été hautain même sans le monocle qu'il portait – « nulle part pour le moment. Je réfléchis d'abord ».
P.31
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J'ai toujours eu envers moi-même un certain soupçon. Mais cela n'arrivait que de temps en temps, par épisodes, il y avait entre eux de longues pauses, suffisantes pour oublier. C'étaient d'ailleurs des broutilles, qui apparaissent certainement aussi chez d'autres et n'y signifient rien de sérieux, comme l'étonnement devant son propre visage dans le miroir, ou à propos du reflet dans le miroir de l'arrière de la tête, ou même de la silhouette entière, lorsqu'on passe soudain devant une glace dans la rue.
P.66
(…) J'étais un jeune chien, bien sûr foncièrement vorace et avide de vivre, je renonçai à tous les délices, j'écartai d'un coup tous les plaisirs, devant les tentations je plongeai ma tête entre mes pattes et me mis au travail. Ce n'était pas un travail d'érudit, ni pour l'érudition, ni pour la méthode, ou l'intention. C'étaient certainement des erreurs, mais elles ne pouvaient être décisives. J'ai peu appris, car je me suis tôt détaché de ma mère, je me suis vite habitué à l'indépendance, j'ai mené une vie libre et une indépendance trop précoce est l'ennemie de l'acquisition systématique du savoir. Mais j'ai beaucoup vu et entendu, j'ai parlé avec un grand nombre de chiens de toutes les sortes, exerçant tous les métiers et je crois que je n'ai pas mal traité tout cela et que je n'ai pas mal relié entre elles les observations de détail, cela a un peu remplacé l'érudition, d'ailleurs l'indépendance, même si elle est un désavantage pour l'acquisition du savoir, est un grand avantage pour la recherche personnelle. Dans mon cas elle était d'autant plus nécessaire que je ne pouvais pas suivre la vraie méthode scientifique, c'est-à-dire utiliser les travaux des prédécesseurs et entrer en relation avec les chercheurs contemporains. J'étais totalement livré à moi-même, je commençai au tout début et avec la conscience, heureuse quand on est jeune, mais très oppressante quand on vieillit, que le point final aléatoire que je poserai devrait aussi être le point ultime. Étais-je vraiment si seul avec mes recherches, maintenant et depuis toujours? Oui et non. Il est impossible qu'il n'y ait pas toujours eu et encore aujourd'hui des chiens isolés qui, ici et là, ont été ou sont dans ma situation. Cela ne peut pas aller si mal pour moi. Je ne m'éloigne pas d'un cheveu de l'être-canin. Chaque chien a comme moi la pulsion du questionnement et j'ai comme chaque chien la pulsion du mutisme. Chacun a la pulsion du questionnement. Aurais-je donc sinon par mes questions pu causer les ébranlements même légers que j'ai eu la chance de voir souvent avec ravissement, même si ce ravissement était exagéré. Et que j'aie la pulsion du mutisme ne nécessite hélas pas de preuve particulière. Je ne suis donc au fond pas différent de n'importe quel autre chien, donc chacun m'acceptera malgré toutes les différences d'opinion et les antipathies et je n'agirai pas autrement envers n'importe quel autre chien. Il n'y a que le mélange des éléments qui change, ce qui, sur le plan personnel, fait une très grande différence, alors que c'est insignifiant pour la communauté du peuple. Et donc ce mélange d'éléments qui ont toujours été là, par le passé comme à présent, il n'aurait jamais été comparable à celui qui est en moi, et si l'on veut considérer mon mélange comme malheureux, n'y en aurait-il pas d'encore bien plus malheureux? Cela irait contre toute autre expérience. Nous autres chiens faisons les métiers les plus étranges, des métiers auxquels on ne pourrait pas croire du tout si l'on n'avait pas à leur propos les informations les plus fiables. J'aime à penser ici à l'exemple des chiens aériens. Lorsque j'entendis parler de l'un deux pour la première fois, je me mis à rire, je ne me laissai absolument pas convaincre. Comment? Il y aurait un chien de la plus petite espèce, pas beaucoup plus grand que ma tête, pas plus grand même dans un âge avancé, et ce chien, naturellement fragile, à l'apparence artificielle, immature, beaucoup trop pomponné, incapable d'effectuer un saut correct, ce chien-là devait, d'après ce que l'on racontait, se mouvoir la plupart du temps haut dans les airs, tout en n'effectuant aucun travail visible, mais en se reposant. Non, vraiment, vouloir me convaincre de telles choses c'était abuser de la candeur d'un jeune chien, voilà ce que je pensais. Mais peu de temps après j'entendis parler par ailleurs d'un autre chien aérien. S'était-on mis d'accord pour se moquer de moi? Mais alors je vis les chiens musiciens et à partir de ce moment-là je considérais que tout était possible, aucun préjugé ne limitait ma compréhension, je recherchais les rumeurs les plus insensées, je les suivais autant que je le pouvais, le plus insensé me paraissait dans cette vie insensée plus vraissemblable que le sensé et plus fructueux pour ma recherche. Il en fut ainsi pour les chiens aériens. J'appris beaucoup de choses sur eux, je n'ai certes pas encore réussi jusqu'à aujourd'hui à en voir un, mais je suis depuis longtemps absolument convaincu de leur existence et ils occupent une place importante dans ma vision du monde. Ici aussi comme le plus souvent ce n'est bien sûr pas l'art qui me pousse surtout à méditer. C'est extraordinaire, qui peut le nier, que ces chiens puissent planer dans les airs, mon étonnement à ce sujet rejoint celui de la société canine. Mais pour ma sensibilité le caractère insensé de cela est encore plus extraordinaire, l'insensé mutisme de ces existences. En général il n'est pas du tout justifié, ils planent dans les airs et cela en reste là, la vie continue son cours, ici et là on parle d'art et d'artistes, c'est tout. Mais pourquoi donc, ô vous honorable société canine, pourquoi donc ces chiens planent-ils? Quel sens a donc leur métier? Pourquoi ne peut-on leur soutirer le moindre mot d'explication? Pourquoi planent-ils là haut, en laissant dépérir leurs pattes, la fierté du chien, en étant séparés de la terre nourricière, en ne semant rien tout en récoltant, en étant d'ailleurs, dit-on, particulièrement bien nourris, aux frais de la société canine. Je peux me vanter d'avoir apporté un peu de mouvement en ces matières par mes questions. On commence à justifier, à dévider une sorte de justification, on commence mais on ne dépassera pas le commencement. Mais c'est déjà quelque chose. Et ce qui se montre ainsi n'est certes pas la vérité – on n'arrivera jamais aussi loin – mais quand même un aspect du profond enracinement du mensonge. (…)
PP.85-88
[16]
(…)
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Que construis-tu? Je veux creuser une entrée. Un progrès doit se produire. Ma position est trop élevée, là-haut.
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Nous creusons le puits de Babel
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P.116
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Ces Derniers cahiers rassemblent les textes rédigés par Kafka à la fin de sa vie (entre janvier 1922 et avril 1924), période d'une intense créativité, pendant laquelle surgissent des écrits ...
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