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L'atelier Poésie de Martine Cros


Philosophie et poésie - Maria Zambrano

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 3 Novembre 2016, 11:01am

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Philosophie, #De la poésie en particulier, #Maria Zambrano

Philosophie et poésie  - Maria Zambrano

 

 

 

philosophie et poésie

 

Maria Zambrano

 

 

Traduit de l'espagnol par Jacques Ancet

 

Collection en lisant en écrivant

éditions CORTI

2003

 

 

 

 

 

 

 

 

Extraits

pages 130-135

 

 

 

 

Le philosophe, donc, part en quête de son être par le détachement. Le poète reste immobile, dans l'attente du don. Et, plus le temps passe, moins il peut se décider à partir. Et plus l'offrande rêvée se fait attendre, plus il se retourne. Alors, il part, mais en arrière ; il se défait, désexiste, réintègre autant que possible la brume dont il est sorti... « Pauvre homme dans ses rêves / qui cherche toujours Dieu parmi la brume » 1.

Il se peut même que le mystère de la voix se fasse entendre, que son écho dessine le visage espéré et redouté et que ce soit la commotion : effroi d'entendre enfin ce qu'on espérait, amour qui ne veut pas se détacher, terreur d'être, finalement, soi-même dans la solitude, obscur besoin de rester dans la dépendance et le désir, soit qu'on rejette l'instant, soit qu'on se mette à marcher, à courir, à fuir devant la révélation. Poursuite du corps 2. Le poète, traqué par la grâce, effrayé, fuyant : tragédie, agonie de qui possède et s'alarme de tant posséder, de finir enfin par posséder, car la vie, en sa marche à travers le temps, se briserait dans la chaîne des êtres, dans la proximité des autres créatures, si la voix se faisait entendre. En effet, cette créature, poète du poète, ne pourrait peut-être pas accepter son être, non seulement s'il ne lui en était pas fait don mais plus encore s'il n'en était pas fait don en même temps à ceux qui l'accompagnent.

La poésie est alors fuite et quête, supplication et épouvante ; elle est un aller et retour, un appel et une dérobade ; une angoisse sans borne et un amour qui se propage. Le poète ne peut même pas se centrer sur les origines parce qu'il aime à présent le monde et ses créatures et qu'il n'aura de cesse que tout avec lui y revienne. Amour de fils, d'amant. Amour de frère aussi. Non seulement il veut revenir aux origines rêvées mais il veut y revenir, il lui faut y revenir avec tous les autres et il ne le pourra que s'il revient accompagné, parmi les pèlerins dont il a vu les visages de près, dont il a senti le souffle mêlé au sien, épuisé par la marche, et dont il a voulu, en vain, humecter les lèvres desséchées par la soif. Car il aspire non à la singularité mais à la communauté. Au retour total ; à la pure victoire de l'amour, en définitive.

(…)

 

Il existe à l'intérieur d'une même religion plusieurs religions. Pour l'instant et par rapport à cette question, nous pouvons signaler l'immense différence qu'il y a entre celui qui veut faire le siège de la grâce divine en la forçant par des actes de sacrifice, de bonnes actions délibérément accomplies, et cette autre attitude, plus proche de celle de l'amoureux, de l'amant qui attend tout sans intervenir, sans rien mettre en oeuvre des moyens dont il dispose pour contraindre la volonté omnipotente. Et celle de l'être aimé, pour tout amant, l'est toujours.

Passivité par amour. Refuser d'exister sans aide, refuser, quand viendra la grâce, de l'avoir méritée. Mais bien savoir la recevoir. C'est pourquoi le poète se maintient toujours dans un état de vide, de disponibilité. Son âme en vient à ressembler à un vaste espace ouvert, désert. Car il y a des présences qui ne peuvent descendre dans un espace peuplé par d'autres... Désert, vide ; ce n'est que quand arrivera cette présence, qu'arriveront avec elle toutes les autres ; ce n'est qu'avec sa plénitude et sa lumière que les choses prendront corps et sens.

(…)

 

La pleine actualisation de ce que nous sommes n'est possible qu'au regard d'autre chose, d'une autre présence, d'un autre être qui aurait la vertu de nous mettre en mouvement. Car il nous faut sortir de nous-mêmes ; mais comment, à cause de qui, si nous ne sommes pas amoureux? Saint Jean de la Croix écrit : «  Mon âme est employée / ainsi que tout mon bien à son service » 3. Pour que nous soyons pleinement nous-même, il faut que quelque chose ait rendu présent notre trésor, que ce qu'on appelle le « fond de l'âme » se répande à la surface ; que rien n'y demeure possibilité, passivité, que nous soyons enfin acte pur. L'être humain ne peut se posséder lui-même ; tout au plus peut-il posséder ses instruments, ce qu'il a en lui d'instrumental : son corps, son âme, sa pensée. Mais le plein usage, la possession absolue de ses instruments, révèle ses insuffisances. Et la perfection instrumentale s'épuise plus vite que le désir qui en use.

C'est pourquoi l'âme amoureuse ne peut demeurer en elle-même, elle n'est pas elle-même quand elle ne fait que se posséder, car elle ne réussit tout au plus qu'à posséder ses instruments. Mais en dessous, demeure quelque chose – les philosophes l'ont appelé être – de tout aussi caché qu'auparavant. Nous ne sommes même pas ce que nous possédons. Et s'il était possible de tout rassembler à un instant précis ; de rassembler, de réunir tout ce que nous possédons dans toutes ses potentialités, en acte, en corps, en âme, en pensée, nous nous rendrions compte que nous possédions très peu de chose, que l'unité continue à nous faire défaut.

Ce que le philosophe aurait dû savoir, le poète l'a toujours su. Ce n'est pas que l'unité ne lui importait pas, non ; la condamnation était injuste. Mais il a toujours su qu'il ne l'atteindrait qu'en sortant de lui-même, en s'abandonnant, en s'oubliant. « De troupeau n'ai gardé / et n'ai plus d'autre office / car dans l'amour j'ai mon seul exercice » 3.

Dans l'amour seul, dans l'abandon absolu, sans réserve aucune, sans qu'il ne garde rien pour lui. La poésie, c'est l'être qui s'ouvre vers le dedans et vers le dehors en même temps. C'est écouter dans le silence, voir dans l'obscurité. « Musique sans un bruit / solitude sonore » 4. C'est sortir de soi, se posséder parce qu'on s'est oublié, oublier parce qu'on a atteint le renoncement total. C'est se posséder parce qu'on n'a plus rien à donner ; c'est, plein d'amour, sortir de soi ; s'abandonner à ce qu'on ne sait pas, à ce qu'on ne voit pas encore. C'est tout entier se trouver parce qu'on s'est donné tout entier.

(...)

     

     

     

     

     

    1 Antonio Machado , Solitudes et Galeries.

    2 Cuerpo perseguido (Poursuite du corps), est le titre du livre du poète espagnol Emilio Prados : c'est lui qui m'a fait voir tout ce que je dis.

    3 & 4 Jean de la Croix, Cantique spirituel, première version, strophe 19 (3), et strophe 14 (4), voir Nuit obscure / Cantique spirituel, présenté & traduit par Jacques Ancet, Poésie/Galllimard

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