Oui, je le peux.
En guise de préface
Dans les années terribles de la "Iéjovchtchina",
j'ai passé dix-sept mois à faire la queue devant les prisons de Léningrad. Un jour, quelqu'un a cru m'y reconnaître. Alors, une femme aux lèvres bleuâtres qui était derrière moi et à qui mon nom ne disait rien, sortit de cette torpeur qui nous était coutumière et me demanda à l'oreille (là-bas, on ne parlait qu'en chuchotant) :
-- Et cela, pourriez-vous le décrire ?
Et je répondis :
-- Oui, je le peux.
Alors, une espèce de sourire glissa sur ce qui avait été jadis son visage.
1er avril 1957.
Léningrad.
Anna Akhmatova , in Requiem, édition bilingue,
traduction et présentation de Paul Valet,
éditions de Minuit, 1966, page 15.
- On peut lire la préface de P. Valet sur le site -
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En avant-propos
Dans les pires années des purges d'Ejov, j'ai passé dix
sept mois dans les queues des prisons de Leningrad. Un
jour, je ne sais qui me "reconnut". Alors la femme aux
lèvres bleues qui attendait derrière moi et qui, bien sûr,
n'avait jamais entendu mon nom, s'arracha à cette torpeur
particulière qui nous était commune et me chuchota
à l'oreille ( toutes chuchotaient, là-bas) :
-- Et ça, vous pouvez le décrire ?
Je répondis :
-- Je peux.
Alors, quelque chose comme un sourire glissa sur ce qui
autrefois avait été son visage.
1er avril 1957. Leningrad
Anna Akhmatova, in "Requiem",
in L'églantier fleurit et autres poèmes,
traduction Marion Graf et José-Flore Tappy, & texte russe.
Avant-propos de Pierre Oster,
éditions La Dogana, 2010, p.195.
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YVES BONNEFOY
Oui, je le peux
Ce texte peu connu d'Yves Bonnefoy est consacré au poème "En guise de préface" du Requiem d'Anna Akhmatova, dans la traduction de Paul Valet parue aux éditions de Minuit en 1966. Ce texte a d'abord été publié dans Anna Akhmatova et la poésie européenne, sous la direction de Tatiana Victoroff (Peter Lang, 2016). Merci à Tatiana Victoroff d'avoir permis sa republication ici.
Ce poème, "En guise de préface". Le lire, dans la traduction tout à fait transparente et certainement fidèle de Paul Valet, qui fut mon ami, ç'aura été une des émotions les plus vives que j'aie éprouvées dans ma vie. Ces quelques vers rappelaient, en effet, d'une façon saisissante l'étendue et la profondeur du malheur d'une société, la souffrance et la solitude d'Anna Akhmatova et autour d'elle de toutes parts l'épaisse et morne violence dont l'être dit humain est capable. Mais aussi je les voyais découvrir et nous faire entendre ce qu'est la poésie la plus essentielle, en son évidence au-delà de toute littérature.
[...]
La poésie est espérance en effet. Elle est, dans la parole, ce qui a charge de montrer qu'à la tentation du désespoir il faut opposer une improbable, une mystérieuse confiance. Or, qui sait mieux cette vérité que celles et ceux qui ont été poussés par l'horreur des temps jusqu'au bord du gouffre, et, peut-être, tentés de s'y jeter, se sont alors ressaisis, ont continué de croire, à cette minute extrême, en la parole ? L'ont encore voulue un lieu de partage et d'avenir ? Ceux-là, ce sont les poètes par excellence.
[...]
Extraits d'un texte de janvier 2014, pages 102-103, in Europe, Revue littéraire mensuelle,
n°1067, mars 2018 sur Yves Bonnefoy.
Source de la photographie d'Y. Bonnefoy