Une femme est chez elle
Une femme est chez elle. Elle est assise. Elle lit. Ou bien elle écoute quelque chose né de sa lecture et qui flotte, nuageux, effiloché.
Sa maison est en ordre. Les meubles dépoussiérés, le linge rangé dans les armoires, le dessus du lit lissé. Il y a ce qu'il faut, à la cuisine, pour le repas du soir.
Elle est seule dans la maison silencieuse.
Un ange entre dans la pièce où elle se tient, s'approche jusqu'à se trouver à ses côtés. Elle a peur. Elle a un geste instinctif du bras pour se protéger. Mais la peur n'a pas le temps de prendre toute sa place en elle car l'ange met un genou en terre et parle. Il dit quelques mots. Elle est alors plongée dans la nuit. Dans une nuit semblable à celles d'où s'absente le sommeil et qui stagnent jusqu'au chant de l'oiseau - mélodie ténue, gracile et insistante qui souligne moins la proximité de l'aube que l'accablement d'un temps noir traversé sans repos.
Les pleurs lui viennent car par les mots de l'ange elle vient d'apprendre l'existence de la chair et de l'esprit. Et dans le même temps qu'elle n'est ni chair ni esprit. Car la chair et l'esprit viennent ensemble à l'être. C'est ce que dit l'ange : l'esprit va venir avec la chair.
Dans la nuit et dans ses pleurs, elle se demande comment elle a pu entendre les mots de l'ange, et si ces mots lui sont bien adressés. Elle va jusqu'à se retourner pour voir si, derrière elle, il n'y aurait pas quelqu'un à qui ils seraient, à la vérité, destinés. Mais derrière elle il n'y a que les armoires luisantes et le lit bien lissé.
Elle demande à l'ange : "Comment l'esprit et la chair pourraient-ils me venir, à moi qui n'ai vécu que pour ranger mon linge et lire mon livre ?". L'ange demeure silencieux. Elle se sent soudain envahie par la violente nostalgie et comprend que, depuis les mots prononcés par l'ange il y a un instant - et il y a tant de nuits - elle pleure l'inaccessible incarnation de l'esprit.
Elle cesse alors de pleurer.
Elle ferme son livre.
Et ses paupières s'abaissent.
Christiane Veschambre, "Une femme est chez elle", in Après chaque page, éditions Le Préau des Collines, 2010, pages 41-42.
*
[...]
Quelque chose du "moi" et du "monde" s'effrite, s'écroule, se dissout. La lumière de septembre (m') ouvre l'espace intérieur et extérieur, au-dedans et au-devant de moi, qui délivre des confrontations dialectiques, quelque chose veut, comme un animal caché sous la terre, sous l'eau ou dans la grotte, surgir et le traverser, cet espace, et c'est avec des mots qu'il me faut le laisser venir. Lui qui vient d'un monde sans mots, sans catégories, sans intentions.
Et il disparaîtra. Ce qui surgit, toujours disparaît. Ça s'appelle la Vie. Ça ne se capture pas, ça ne se construit pas, ça ne se crée pas. Ça peut nous traverser, ça peut redonner vie, imprévisible, inassignable, à nos mots. Ça nous échappe, nous la perdons. Mais de la même façon que nous voulons vivre, encore vivre, jusqu'à la mort, contre la mort, nous l'espérons, la Vie, avec nos mots, après chaque page, nous la perdons, nous l'attendons, la prochaine fois peut-être, elle nous adviendra, et nous disparaissons.
[...]
Christiane Veschambre, in "Septembre", in Après chaque page, éditions Le Préau des Collines, 2010, extrait page 33.
Écrire est une affaire de devenir, toujours inachevé, toujours en train de se faire, et qui déborde toute matière vivable ou vécue. C’est un processus, c’est-à-dire un passage de Vie qui traverse le vivable et le vécu.
Et, plus loin :
Écrire n’est pas raconter ses souvenirs, ses voyages, ses amours et ses deuils, ses rêves et ses fantasmes [...]. On n’écrit pas avec ses névroses. La névrose, la psychose ne sont pas des passages de vie, mais des états dans lesquels on tombe quand le processus est interrompu, empêché, colmaté. La maladie n’est pas processus, mais arrêt du processus [...]. Aussi l’écrivain comme tel n’est-il pas malade, mais plutôt médecin, médecin de soi-même et du monde [...]. La santé comme littérature, comme écriture, consiste à inventer un peuple qui manque. Il appartient à la fonction fabulatrice d’inventer un peuple. On n’écrit pas avec ses souvenirs, à moins d’en faire l’origine ou la destination collectives d’un peuple à venir encore enfoui sous ses trahisons et reniements.
Informations sur l'éditeur
D'autres extraits de l'écriture de Christiane Veschambre, sur le site Terres de femmes