À GARDER PRÉCIEUSEMENT
Un poème de Benjamin Peret
Ainsi va la vie
Le souffle de la dormeuse gonfle les voiles de la barque
où les naufragés reprennent espoir
à la cadence des baisers qui l’emportent
étincelante des regards d’envie
des passants enfermés dans leur valise
Non qu’elle dorme sous l’armure rouillée braillant des chants
d’averse
ou prisonnière des bas de soie qui multiplient les mots latins
Non compagne née des champs de seins ondulant sous le
plumage qu’ils couvent
au jour naissant qui les favorise d’un clignement d’yeux
à peine plus chargé d’envols que celui s’échappant d’entre
les roseaux
noirs de soupirs satinés par l’ombre
elle laisse
par le double drapeau de ses lèvres insurgées
échapper le cri triomphant du rubis jaillissant de sa gangue
et refusant la sujétion humiliante des coucous
commères consultant leur espion
pour vérifier la démarche tortueuse du facteur
dont le fantôme égaré ne porte plus que des spectres de lettres
prononce le mot brisant de gai cristal
ouvert à tous les vents
et repousse les horizons d’horizon en horizon
de galop en marée
pour qu’elle se dresse
équinoxe des équinoxes
dans les filons bouillants que les flammes les plus hautes
peuvent seules rafraîchir
Inutile d’écouter le murmure indistinct des chevelures
roulant sur de blancs tremblements de terre
On sait qu’à midi le soleil soupirant
se suicidera d’un nuage tourbillonnant entre des cils
pour renaître sur la passerelle tendue
de la prairie sillonnée du vol des libellules
au sourd battement qui se précipite
d’une poire ivre de baisers à bascule faisant éclore des jardins
à mourir d’attente
Inutile d’afficher les mains au mur de graffiti entassés
si loin des lumières qui devraient jaillir des doigts
pour s’assembler en gerbes à balayer les églises
tombeaux des yeux
Je les veux grands ouverts et distillant les soifs insatiables
des forêts pétrifiées
avec des cris d’aube à genêts pétillants d’oiseaux
lointaines et profondes eaux de ciel sans autres ombres que le
vol d’insectes deviné
appelant les immersions folles
et si longues que le jour polaire se dissout en nuit tropicale
où les papillons géants volent des seins aux flancs
imperceptible et lourde caresse de soupirs
se balançant sur le flux et le reflux des reins
et surtout perdus à tout jamais dans les multitudes de bêtes
majeures
qui chassent les monstres excommuniants
acharnés à les étouffer sous les édredons des orgues vêtues
d’araignées
La bouche de réveille-matin appellera les éruptions dans les
clos fleuris
et les torrents de lave s’élevant des housses poussiéreuses
qu’elles régénèrent et vivifient
jusqu’à leur accorder une seconde de feu d’artifice
projetant au fond des tiroirs des haleines de cristaux tintant
une charge
à savourer entre les plaintes des tubéreuses et les rires des
cailloux illuminés
L’obscure voie lactée que hantent les étincelles noires et
velues des puits de mine
s’écoule
limitée par l’infini
et bat d’une aile onctueuse
le lac laiteux que rident des mots d’eau-de-vie
hypnotisant les larmes des fées guettées par les hiboux
pour qu’elles ceignent le couloir des aveux
d’une explosion de regards de cascade enchantée de sa chute
L’orange tranchée en parties égales
laisse circuler une foule de somnambules
dans le col ouvert entre la caresse d’acier
qui dresse un doigt vaincu d’avance
et le baiser en tourbillon qui projette de lourdes étoiles
sur la plage où le vent de terre soulève des dunes aussitôt
résorbées
par l’oiseau de feu délirant du poignard qui le transperce
au point d’exulter à la vue de son sang fuyant à travers les
steppes
sans se douter que la prochaine blessure libérera d’inutiles
poursuivants
Femme vêtue de ronces dont les épines s’amollissent au plus
léger contact
femme aux yeux de mangues mûres
qui dissolvent en se dissolvant
les champs de mines qui nous entourent
femme aux bras d’aurore provocante et de nuit à pistolet
aux bras d’âtre en liesse
Femme au lit de barricade bruissante de poings dressés
femme aux mains de rayons de soleil et d’éclairs foudroyants
femme
toi
Benjamin Peret
'Autres poèmes, 1933/1959'
Peintures, Tamara de Lempicka,
la dormeuse, 1932
et
le rêve, 1929