Jean ROUSSET
ANTHOLOGIE
DE LA
POÉSIE BAROQUE
FRANÇAISE
Tome I
Éditions José Corti
2000
Dans sa glace inconstante
… Au milieu de ce bois un liquide cristal
En tombant d'un rocher forme un large canal,
Qui comme un beau miroir, dans sa glace inconstante,
Fait de tous ses voisins la peinture mouvante …
C'est là, par un chaos agreable, et nouveau,
Que la terre et le ciel se rencontrent dans l'eau ;
C'est là que l'oeil souffrant de douces impostures,
Confond tous les objects avecque leurs figures,
C'est là que sur un arbre il croit voir les poissons,
Qu'il trouve les oyseaux auprès des ameçons,
Et que le sens charmé d'une trompeuse idole
Doute si l'oyseau nage, ou si le poisson vole.
C'est là qu'une bergère estallant ses attraits,
Fait en se regardant de plus nobles portraits,
Quand, le genou courbé sur les fleurs du rivage,
Elle vient arrouser celles de son visage,
Qui remplissant les eaux de feux et de clartez
Pour un peu d'ornement leur rend mille beautez.
Partout où d'un regard elle échauffe les ondes,
En de nouveaux appas elle les rend fécondes,
Elle n'est plus unique et les flots embelis
Aussi bien que la terre ont une autre Philis …
Habert de Cérisy, p. 245, in Les eaux miroitantes, in L'eau et le miroir.
Dans les notes, en fin de ce volume p. 278, Jean Rousset indique, pour ce poème :
« P. 245. - HABERT DE CÉRISY : DANS SA GLACE INCONSTANTE ...*.
- Métamorphose des yeux de Philis en astres, Paris, 1639, p. .2-3.
- Voilà, bien oublié maintenant, l'un des poèmes les plus célèbres au XVIIe siècle; il enchanta et stimula de nombreux poètes, dont le jeune Racine (v. la pièce suivante [voir plus bas]). Boursault en tira une pièce de théâtre qu'il publia en 1665 ; il écrit à cette date : « La Métamorphose des yeux de Philis en astres est un poème qui s'est acquis tant de réputation et qui a tant donné de gloire à feu Monsieur l'Abbé de Cérisy, qui en estoit l'auteur, qu'il y a peu de personnes qui fassent profession d'aymer les belles choses, qui ne l'ayent assez leu de fois pour en sçavoir plus de la moitié par coeur … ». (Avis au lecteur).
- Vingt ans plus tard (1687, Manière de bien penser) Bouhours apporte de cette longue réputation un témoignage d'un vif intérêt, parce qu'il oppose sur ce point deux esprits, deux goûts ; pour Philanthe, qui aime le Tasse, le style fleuri, les métaphores continuées, « c'est un chef-d'oeuvre d'esprit, et j'en suis charmé toutes les fois que je le lis. J'en ai été charmé comme vous, reprit Eudoxe ; mais j'en suis bien revenu, et je n'y admire plus guères que l'affectation. » Eudoxe, porte-parole de Bouhours, ami de Racine, concède qu'il a goûté cette poésie en sa jeunesse, mais que son goût a changé. Philanthe cite les quatre premiers vers du fragment reproduit ici : Au milieu de ce bois un liquide cristal … , qui lui paraissent « parfaitement beaux, et très naturels … Si vous appelez cela naturel, répliqua Eudoxe, je ne sçai pas quelle idée vous avez de l'affectation. En vérité, répartit Philanthe, vous renversez toutes mes idées ». Trop de « brillants », voilà le grand reproche d'Eudoxe à ces vers. (3e Dialogue, p. 383 ss, éd. Lyon 1691).
Description de l'étang
Que c'est une chose charmante
De voir cet étang gracieux,
Où, comme en un lit précieux,
L'onde est toujours calme et dormante!
Mes yeux, contemplons de plus près
Les inimitables portraits
De ce miroir humide ;
Voyons bien les charmes puissants
Dont sa glace liquide
Enchante et trompe tous les sens.
Déjà je vois sous ce rivage
La terre jointe avec les cieux
Faire un chaos délicieux
Et de l'onde et de leur image.
Je vois le grand astre du jour
Rouler dans ce flottant séjour
Le char de la lumière ;
Et sans offenser de ses feux
La fraîcheur coutumière,
Dorer son cristal lumineux.
Je vois les tilleuls et les chênes,
Ces géants de cent bras armés,
Ainsi que d'eux-mêmes charmés,
Y mirer leurs têtes hautaines ;
Je vois aussi leurs grands rameaux
Si bien tracer dedans les eaux
Leur mobile peinture,
Qu'on ne sait si l'onde, en tremblant,
Fait trembler leur verdure,
Ou plutôt l'air même et le vent.
Là l'hirondelle voltigeante,
Rasant les flots clairs et polis,
Y vient, avec cent petits cris,
Baiser son image naissante.
Là mille autres petits oiseaux
Peignent encore dans les eaux
Leur éclatant plumage ;
L'oeil ne peut juger au dehors
Qui vole ou bien qui nage
De leurs ombres et de leurs corps.
Quelles richesses admirables
N'ont point ces nageurs marquetés,
Ces poissons au dos argentés,
Sur leurs écailles agréables!
Ici je les vois s'assembler,
Se mêler et se démêler
Dans leur couche profonde ;
Là je les vois (Dieu ! Quels attraits!)
Se promenant dans l'onde,
Se promener dans les forêts.
Je les vois, en troupes légères,
S'élancer de leur lit natal ;
Puis, tombant, peindre en ce cristal
Mille couronnes passagères.
L'on dirait que comme envieux
De voir nager dedans ces lieux
Tant de bandes volantes,
Perçant les remparts entr'ouverts
De leurs prisons brillantes,
Ils veulent s'enfuir dans les airs.
Enfin ce beau tapis liquide
Semble enfermer entre ses bords
Tout ce que vomit de trésors
L'Océan sur un sable aride.
Ici l'or et l'azur des cieux
Font de leur éclat précieux
Comme un riche mélange ;
Là l'émeraude des rameaux
D'une agréable frange
Entoure le cristal des eaux.
Mais quelle soudaine tourmente
Comme de beaux songes trompeurs
Dissipant toutes les couleurs,
Vient réveiller l'onde dormante ?
Déjà ses flots entre-poussés
Roulent cent monceaux empressés
De perles ondoyantes,
Et n'étalent pas moins d'attraits
Sur leurs vagues bruyantes
Que dans leurs tranquilles portraits.
Racine, p. 246-248, in Les eaux miroitantes, in L'eau et le miroir
Pour ce poème, Jean Rousset indique, p. 278 :
P. 246. - RACINE : DESCRIPTION DE L'ÉTANG.
- Oeuvres, éd. de la Pléiade, t. I, p. 1033-35.
*
En second lieu, les eaux miroitantes. La sensibilité baroque semble ici à vif, tant elle s'y montre heureuse et inventrice. La conjonction des motifs de l'eau et du miroir est en effet singulièrement fécondante pour une imagination portée à vibrer au contact de la mobilité, du reflet, de l'illusion et du mélange ; or, ce double motif lui offre tout cela à la fois : un « miroir flottant » , un « miroir qui coule » ( Saint-Amant), dans lequel le monde se renverse en une confusion qui séduit pour être née de l'incertitude éprouvée devant deux images dont on ne sait laquelle est le reflet ; plaisir pris à douter, à se tromper sur des identités changeantes, qui se prolonge en un plaisir supérieur, celui de prendre la figure pour la réalité, l'apparence pour l'être, le théâtre pour la vie ; ivresse toute proche de celle qu'on demandait alors aux voûtes peintes de Pierre de Cortone et du Père Pozzo, aux décors en trompe-l'oeil, aux Sosies, à la pièce insérée dans la pièce : le vertige de l'illusion, la réussite de la belle tromperie, ou des « douces impostures », pour reprendre le terme d'un des poèmes les plus goûtés au XVIIe siècle, poème oublié, mais qui n'a pas laissé insensible le jeune Racine. On en jugera en lisant côte à côte ces textes ; si brillants qu'ils soient, je présume cependant que le lecteur moderne leur préfèrera le surprenant palais nocturne de Desmarets, deux fois répété par son ombre renversée sur le sol et par son image dans l'eau des bassins :
O tromperie aimable ! O jeu de la nature !
Est-ce une vérité? N'est-ce qu'une peinture?
Ensemble en trois façons ce palais se fait voir,
En soy-mesme, en son ombre, et dans ce grand miroir,
Où tout est à l'envers …
( … )
Extrait, Jean Rousset, in INTRODUCTION, p. 5-26
Jean Rousset et le Baroque | Érudit | Études françaises v6 n1 1970, p. 65-78 |
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Un article de Robert Vigneault, in Études françaises, vol. 6, n° 1, 1970, p. 65-78