Les bateleurs - Famille de saltimbanques -, Paris 1905, Huile sur toile 212,8 x 229,6 cm, National Gallery of Art, Washington
Rainer Maria Rilke (1875-1926) passa l'été 1915 à Munich, dans la maison de Herta Koenig à qui appartenait alors la peinture de Picasso La famille de saltimbanques. Quatre mois durant, Rilke travailla en compagnie de ce "superbe Picasso" dont il se fit même le "gardien". C'est cette oeuvre qui inspira à l'écrivain sa Cinquième élégie de Duino (achevée en 1922), considérée comme l'une des plus grande contribution à la poésie allemande du XXe siècle.
Note accompagnant la planche 13 relative à ce tableau, in Picasso, Les chefs-d'oeuvre de la Période rose, Quarante tableaux, Texte de Hélène Seckel, Bibliothèque visuelle, Schirmer / Mosel, 1992.
Rainer Maria Rilke
La cinquième élégie de Duino
*
Dédiée à Madame Herta Koenig
Mais les Errants, dis-moi, qui sont-ils, ces voyageurs
fugaces un peu plus que nous-mêmes encore, hâtés, pressés,
précipités très tôt -- pour qui, mais par amour pour qui
-- poignés.
par une volonté satisfaite jamais ? Poignés par elle cependant,
ployés, liés et projetés par elle
et lancés et repris ; comme si l'air était d'huile,
et plus lisse et poli, d'où ils glissent
pour revenir sur le tapis usé, rongé
par leur élan perpétuel ; -- ce tapis,
perdu dans l'univers :
tel un emplâtre posé là, comme si le ciel des banlieues
y avait fait mal à la terre.
Et à peine est-il là, posé,
voici qu'alors s'érige et aussitôt se manifeste, debout :
la grande majuscule de la présence, là...., et aussitôt aussi
les entraîne à nouveau, ces hommes les plus forts, les faire
rouler encore
comme par jeu, la poigne qui revient toujours,
tel Auguste le Fort, à table,
avec une assiette d'étain.
Ah ! ce coeur et autour :
la rose de la contemplation !
qui fleurit et s'effeuille. Autour
de ce pilier -- c'est le pistil -- par son propre pollen
touché, et que le déplaisir féconde,
sans qu'il le sache jamais, en un nouveau fruit d'illusion :
le déplaisir, sa surface ténue en plein éclat
et qui a l'air de doucement sourire.
Et là, ridé, flétri, c'est le chef de famille,
le vieux, qui maintenant ne fait plus rien que battre le
tambour ;
il est tout engoncé dans sa peau formidable, comme si
autrefois, elle avait contenu deux hommes
dont l'un serait déjà gisant au cimetière, tandis que l'autre
ici, lui survivrait, sourd et parfois un peu
perdu dans sa peau veuve.
Le plus jeune, par contre, est homme fait
comme s'il était le fils d'un cou et d'une nonne : gonflé, tendu
tout entier de muscle et de simplicité.
Et vous,
oh ! dont une souffrance, encore enfant alors,
s'amusa comme d'un jouet en l'une
de ses longues convalescences...
Et toi, dans une chute
telle que seuls en connaissent les fruits, toi qui journellement,
et sans avoir mûri, cent fois tombes de l'arbre
érigé par le mouvement d'eux tous (et qui, plus rapide que l'eau,
connaît en un instant : printemps, été, automne)
toi qui tombes et vas donner directement contre la tombe :
parfois, dans une demi-pause, une expression d'amour
en toi, veut se faire visage, et voudrait se tourner du côté
de ta mère
et sa tendresse rare ; mais au long de ton corps
usé jusqu'à l'effacement, il s'égare et se perd,
ce visage à peine essayé, timidement... Pour commander
un nouveau bond, l'homme a frappé des mains,
mais avant que pour toi jamais une douleur devienne plus
précise
au voisinage de ce coeur perpétuel bondissant,
la brûlure te vient à la plante du pied, qui devance la cause
et l'origine de ton mal, et vite, c'est ton corps
qui fait jaillir les larmes dans tes yeux.
Pourtant, aveuglément,
le sourire...
Ange ! oh ! prends-la, récolte-la cette petite fleur
d'une herbe médicinale. Apporte un vase et garde-la !
Dépose-la parmi ces joies, qui ne nous sont ouvertes pas
encore :
et que sur l'urne belle, une inscription toute fleurie et tout élan,
la salue :
"Subrisio saltat."
Et toi donc, adorable !
par-dessus qui les joies les plus exquises
bondissent sans un mot ! Peut-être que
tes franges, pour toi, sont heureuses,
-- ou est-ce sur tes seins tout gonflés de jeunesse,
que la soie verte et métallique
se sent choyée et ne manquant de rien ?
Toi, toujours autrement, sur toutes les balances
oscillantes de l'équilibre,
offrant ton fruit d'indifférence
ouvertement sous les épaules.
Où donc, mais où est-il, le lieu -- je le porte en mon coeur --
où ils sont loin encore, et pour longtemps, de tout ce
savoir-faire,
où toujours ils retombent l'un de l'autre, ainsi qu'une saillie
manquée
d'animaux qui sont mal accouplés ;
où les poids sont toujours encore pesants,
où toujours des bâtons vainement tournoyants
chancellent les assiettes...
Et là soudain, là dans ce nulle part laborieux, soudain
l'endroit tout ineffable où se métamorphose insaisissablement
l'insuffisance pure, brusquement se transforme
en ce "Trop" excessif et parfaitement vide.
Et là l'opération aux chiffres innombrables
s'évanouit du nombre et se réduit à rien
Oh ! places ! Place à Paris, perpétuel lieu de spectacle,
où la modiste, Madame Lamort, compose et noue et entrelace
les chemins sans repos de la terre, rubans sans fin dont elle
fait
de nouveaux noeuds, des ruchés et des fleurs,
et des cocardes et fruits
artificiels -- aux factives couleurs --
pour les chapeaux d'hiver,
à bon marché, du Destin.
.......................................
Ange ! il doit être une place -- mais nous ne la connaissons pas --
où sur un tapis ineffable, les Amants, qui jamais ici
ne vont jusqu'à l'accomplissement, là dresseraient à l'évidence
les très audacieuses figures de l'Élan du Coeur,
les donjons de leur Volupté, et leurs échelles, depuis longtemps
qui demeuraient, là où le sol faisant défaut, appuyées seulement
l'une à l'autre en tremblant, -- et là, devant l'anneau
des spectateurs, les innombrables morts silencieux,
oui, ils seraient capables de cela.
Et leur jetteraient-ils alors, et toujours épargnées,
toujours dissimulées, et que nous ignorons, leurs piécettes
ultimes
valables en l'éternité : leur monnaie du bonheur,
devant le couple, la jetteraient-ils ? -- devant le couple
enfin qui sourirait en vérité
sur le tapis apaisé.
© 1972 Le Seuil, Paris
in Picasso, Les chefs-d'oeuvre de la Période rose, Quarante tableaux, Texte de Hélène Seckel, Bibliothèque visuelle, Schirmer / Mosel, 1992, pages 109/112.
(...)
Pour voir les clowns, qu'"il adorait" : "je n'ai jamais vu", se souvient sa compagne Fernande Olivier, "Picasso rire d'aussi bon coeur qu'à Médrano".
Mais ici, on ne rit jamais. Pas un sourire ne s'imprime sur les lèvres minces des visages émaciés. Ni sur les nôtres. Apollinaire avait immédiatement compris : "On ne peut pas confondre ces saltimbanques avec des histrions. Leur spectateur doit être pieux, car ils célèbrent des rites muets avec une agilité difficile."
Dessins jetés hâtivement sur des feuillets ou dans des carnets, gouaches d'une exécution raffinée ou toiles magistrales, on peut dire que l'ensemble du travail sur les saltimbanques est le creuset d'où sort, achevée sans doute à l'automne 1905 (après le Salon d'Automne, où Picasso aura pu voir le Vieux musicien de Manet?), l'oeuvre capitale : Les bateleurs. Fernande Olivier tout comme André Level consignent que la grande toile -- plus de deux mètres de côté -- a été plusieurs fois remaniée (8). Deux projets très sensiblement différents se bousculent en effet dans la genèse complexe de cette oeuvre. L'un propose une scène anecdotique et mouvementée (ill. 2) : c'est la halte des saltimbanques, en pleine campagne, près de la roulotte, les femmes s'affairent aux fourneaux et s'occupent des enfants cependant qu'Arlequin surveille l'entraînement de l'équilibriste gracile sur une boule (une gravure et une gouache montrent cette même scène) ; dans un dessin (ill. 3) se glisse aussi, assis parmi les femmes, le bouffon obèse et rouge, "El tio Pepe", figure familière inlassablement reproduite, dont le corps détaillé par son maillot collant évoque le Balzac nu de Rodin. Un autre projet (ill. 4), au lieu de l'évocation domestique, nous montre -- ils sont sur le départ, chargés de leur maigre bagage -- un homme portant manteau, écharpe et chapeau haut-de-forme, qui tient à la main une fillette, le bouffon obèse et deux jeunes garçons avec un chien, devant le décor surprenant d'un champ de courses.
Quel spectacle, sur la grande toile, commence, pour lequel, le manteau tombé, Arlequin paraît vêtu de son costume, cependant qu'à distance une femme nébuleuse s'est posée, dépouillée, elle, du voile caractéristique de son costume qui l'avait fait nommer, sur une autre toile, la Femme de l'île de Majorque ? Il semblerait plutôt qu'il s'agît d'un au-delà du spectacle. Max Jacob, que dès ces années-là préoccupait la recherche d'une esthétique poétique, en livrera une définition dans la préface dite de 1916 du Cornet à dés, inaugurée par cette phrase au premier abord sibylline : " Tout ce qui existe est situé." Il explicitera cette formule plus tard, expliquant qu'il faut que l'oeuvre soit éloignée, en marge : "[l'oeuvre] doit être située dans un espace lointain, entourée d'un monde, vivante dans un au-delà tout en reflétant la terre." Quand on sait quelle était alors l'intimité du poète et du peintre, pourquoi ne pas voir chez Picasso un projet identique, dans cette distance que l'on sent inhérente à l'oeuvre et qui se joue notamment dans la singulière séparation des personnages entre eux, au plan émotionnel -- dans une absence du regard, une inexistence de communication malgré la main tenue de la fillette -- et au plan formel -- c'est évident pour la fausse Majorquine, mais tout aussi vrai, aussi contradictoire que cela puisse paraître, pour le groupe compact et néanmoins désuni des personnages debout. "La grande majuscule de la présence", dira Rilke.
(...)
Extrait de la préface de Hélène Seckel, "De quoi parle-t-on", in Picasso, Les chefs-d'oeuvre de la Période rose, Quarante tableaux, Bibliothèque visuelle, Schirmer / Mosel, 1992, pages 14/16.
(8) André Level précise que la composition que nous voyons en recouvre deux autres. On a pu déceler notamment, par des examens radiographiques, la présence d'Arlequin et de l'équilibriste à la boule, et l'introduction de la réplique inversée des Deux saltimbanques avec un chien. Voir à ce sujet l'étude de A. E. Carnean, Jr., Picasso, The Saltimbanques, Washington, National Gallery of Art, 1981. On ne peut qu'être frappé de ce qui rapproche cette histoire de celles des Demoiselles d'Avignon, au format presque identique, qui ont connu de même ce dépouillement progressif de l'anecdote au fur et à mesure que se déroulait leur foisonnante genèse et néanmoins, de même, des reprises in fine sur la grande toile.
Ill. 2 : "Famille de bateleurs", Paris 1905, Encre et aquarelle sur papier, 24 x 30,5 cm. The Baltimore Museum of Art, The Cone Collection.
Photographie extraite de "Picasso, Les chefs-d'oeuvre de la Période rose, Quarante tableaux", Bibliothèque visuelle, Schirmer / Mosel, 1992
Ill. 4 : "Etude pour les bateleurs", Paris 1905, Gouache sur carton, 51,2 x 61,2 cm. Musée Pouchkine, Moscou.
oeuvres, Rainer Maria Rilke, Littérature étrangère - Seuil
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