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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Un hommage -- Philippe Jaccottet sur Pierre-Albert Jourdan

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 7 Mars 2021, 21:44pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #De la poésie en particulier, #Philippe Jaccottet, #Puisque nous écrivons

Un hommage -- Philippe Jaccottet sur Pierre-Albert Jourdan

 

 

Je sais bien pourquoi j'ai envie de parler de Jourdan depuis longtemps (alors que sont devenus si rares les livres qui m'y inciteraient) ; depuis qu'est paru Fragments, en 1979, et l'année suivante, L'Angle mort ; auxquels vient de s'ajouter L'Entrée dans le jardin. C'est d'abord que ces livres me sont proches au point que je voudrais les avoir écrits, que je suis presque dépité, par moments, d'en avoir été incapable. Mais qu'ils me touchent de la sorte ne serait, après tout, qu'une affaire privée. Cela va bien au-delà : de bout en bout, Jourdan y parle d'une voix si juste que ses harmoniques (même discrètes, sourdes, subtiles) sont faites pour retentir très longuement et peu à peu, j'en suis sûr, très loin. 

 

Pierre-Albert Jourdan ne s'exprime que par fragments. Mais ce ne sont pas de ces pièces de Meccano que nos ajusteurs intellectuels s'évertuent à combiner pour donner à leurs complices universitaires (qui, de plus en plus, ont l'air d'être les mêmes personnes) le plaisir de démontrer comment cela "fonctionne". Il ne s'agit pas ici d'exercices littéraires, ni de haute voltige. "Les paroles sont les outils de ce monde", a écrit Isaac le Syrien, cité justement par Jourdan. Il s'agit de ce combat spirituel "plus dur que la bataille d'hommes" dont parlait déjà Rimbaud. Et une image (entre beaucoup) de son art poétique, Jourdan l'a trouvée un jour dans la "lumière du fenouil sur le chemin" : "Bâtir une langue où les silences auraient la même douceur, la même luminosité ; où il n'y aurait pas de cloisonnement, de vide ; où il suffirait d'être pour parler." Voilà le point crucial : il s'agit d'abord d'être, de vivre de telle sorte que la parole ne soit plus que l'épanouissement presque naturel d'une vie sur la page. Plutôt que de faire aboutir le monde à un livre, il faudrait que le livre renvoie au monde, rouvre l'accès au monde. Écrire ainsi, c'est avant tout une façon de respirer mieux, ou moins mal.

 

Jourdan note quelque part : "Le Tao dit : "Il préfère être éparpillé comme des cailloux." L'idée de mur lui est sorti de la tête." On ne dira donc pas que Jourdan "bâtit" une œuvre ; et même s'il se donne ailleurs ce conseil : "Le monument à l'inutilité : l'enrichir chaque jour" (phrase qui, à l'Est, lui aurait valu la prison sans doute), on comprend que ce monument n'en est pas un. "Les demeures nous n'y pouvons songer", disait-il dès 1961, déjà sensible à l'impermanence du monde, dans son premier livre, La Langue des fumées. Fêter l'inutile, ce sera donc plutôt démolir les murs (ou les effacer), créer des trouées, faciliter un passage. Tel est, dans ce livre, l'un des sens du fragment.

 

À l'origine, il y a, comme presque toujours, un étonnement ("c'est la meilleure pente de l'homme"). La connaissance n'en a pas guéri Pierre-Albert Jourdan ; le seul savoir dont il consente à se nourrir l'accroîtrait plutôt ; c'était Héraclite autrefois ; à qui Jourdan, plus tard, a préféré des voix moins altières, plus proches des conseils de l'herbe et des oiseaux : des voix venues d'Extrême-Orient, peut-être grâce à Jacques Masui dont il a recueilli les Cheminements chez Fayard. Mais qu'est-ce que l'étonnement ? À l'origine, sauf erreur, être frappé du tonnerre ; pour l'homme amoindri d'aujourd'hui, ne serait-ce pas tout de même encore comme être atteint par des éclairs silencieux, invisibles -- c'est-à-dire avoir les yeux rouverts comme une blessure s'ouvre ? C'est ainsi que l'étonnement -- qui ne cesse de renaître pour Jourdan rien qu'à marcher dans son jardin de Caromb, dans ces campagnes du pied du Ventoux -- ne reste pas un ébahissement stérile ou un prétexte à pâmoisons sentimentales. Une espèce d'allègement s'en dégage, un émerveillement qui va quelquefois jusqu'à la jubilation. De cet étonnement qui nous rouvre un instant les yeux, de ces fragments de joie naît en effet le soupçon qu'avant, nous devions dormir, et d'un mauvais sommeil, abrutis à la fois par nos propres manques (qui seraient plutôt des surplus) et par cet aujourd'hui dont le moins qu'on puisse dire est que Jourdan ne le porte pas dans son cœur. Et si nous parvenions à nous réveiller ? C'est ainsi qu'une espérance timide, discontinue comme le reste, se reforme dans ces territoires sans église, mais : "C'est aussi une cathédrale, l'amandier en fleur tout bourdonnant d'abeilles. . ."

 

 

Un hommage -- Philippe Jaccottet sur Pierre-Albert Jourdan

 

 

(Il faut donc recevoir, recueillir les signes. Mais "le lieu des signes est un lieu caché". La vie de Jourdan, à l'écart, est conforme à cette certitude ; même s'il se dépense à diriger une revue, Port des Singes, placée sous l'égide de Daumal, et où il se plaît à rassembler des alliés, il reste quelqu'un d'à peu près invisible ; sans jouer pour autant à l'ermite ou à la sibylle. Il se donnerait plutôt l'air du Parisien moyen et râleur, comme pour mieux préserver ce lieu des signes qu'est aussi son cœur, et très fidèle en cela encore à ses modèles d'Extrême-Orient, notamment à ce Bashô qu'il définit si bien comme "l'errant aux doigts agiles, peintre d'instants dénoués".)

 

Ce monde où nous errons, le plus souvent angoissés, quelquefois jubilants, est plein de trous. Il y a tous ceux où l'on peut tomber, celui où l'on ne doute pas qu'on tombera un jour ; mais il y a aussi les trouées par où afflue une lumière surprenante ; et il arrive qu'on se demande si ce ne sont pas les mêmes. Dresser le "monument à l'inutilité", ce sera donc signaler, désigner ces trouées, les rassembler sans les boucher, autant de "bols d'air" que l'étonné respire -- comme s'il y avait tout de même un Souffle : "Il y a quoi dans la balance ? Il y a le Souffle. Il ne tolère pas la moindre pesée." C'est vrai : ni pesée ni mesure. Faudrait-il renoncer à en parler ? Nombre des plus beaux fragments de Jourdan prouvent au contraire qu'il existe une parole qui, par approximations légères, indirectement, l'atteste : "L'amandier ce matin est tout murmurant d'abeilles. C'est le calme, l'expression la plus profonde du calme. Cela s'enfonce très loin à travers les murs. Il n'y a plus de séparations. Les barrières à ce point si merveilleusement fragiles, il nous semblent que les blessures s'effacent. C'est ce que nous pourrions appeler le miel de la mort légère..."

 

Comment celui qui sent cela se défendrait-il d'une espérance ? Ces éclats de lumière pénètrent véritablement comme une tendre foudre. "Est-ce un leurre ?" Ou ne sont-ils pas, comme on le croirait, le voudrait, les éclats d'une lumière "ailleurs" (mais il faudrait peut-être corriger ce mot) recomposée et souveraine ?

 

[...]

 

Dans Fragments, à propos de de la "toute-puissance des impossibilités" évoquée par Chestov, Jourdan avait écrit : "Si c'est un mur, il y aura bien une herbe pour y pousser. Et que dit-on de certaines herbes ? Ce sont des simples." Il avait fait de l'herbe sa meilleure alliée ; il en avait trouvé d'autres presque aussi humbles et apparemment frêles dans ses promenades ; il écoutait leurs conseils, les notait avec une minutie émerveillée et merveilleuse. Ses livres, au fond, sont des recueils de "simples". Mais devant ce mur, "l'obstacle qui ne se lèvera pas", la "Présence noire, qu'aucun phare n'éclairera", on dirait qu'il a vacillé un instant ; devant l'enfant mort dont parlent les dernières pages de L'Angle mort : " Petit compagnon d'un bref moment, tu es l'exemple que nous jugeons atroce. Près de toi le monde vacille qui scintillait il y a peu..." Lui aussi vacille ; mais il fait face ; et d'abord, en se dépouillant mieux que jamais de tout ornement, comme de toute imprécision. Jamais il n'a été plus parfaitement simple.

 

(Je parle de "simplicité". Plus haut, j'ai eu l'air de dire qu'il s'agissait d'une efflorescence "naturelle" de l'être plutôt que d'art. Il ne faudrait pas mal comprendre. Le travail intérieur et le travail sur les mots se mêlent indistinctement. Jourdan choisit admirablement ses mots ; il a le sens de la rigueur subtile, de la pensée sensible comme l'art de ces paroles "indéterminées" qu'aimait Leopardi pour l'espace infini qui les entoure. Si, généralement, il rompt vite son élan, la vibration s'étend dans le silence qui suit ; quelquefois, il s'abandonne tout de même à ses rebonds qui évoquent la danse, ou une ascension heureuse. Souvent, quand il s'essaie à saisir sans l'éteindre la lumière des choses, il procède par touches et retouches juxtaposées qui finissent par dessiner une figure un peu à la manière des écailles de l'aile des papillons. Il nomme, il désigne, mais de façon telle que les choses nommées, loin d'en périr, apparaissent. Il recense les signes, inlassablement ; et inlassablement, il en tire des leçons. Rien, jamais, chez lui, n'est au passé ; ou le plus lointain, c'est hier. Et il a une prédilection pour l'infinitif du ressassement intérieur : faire ceci, ne pas oublier cela, ce qui donne à ses livres un côté "almanach" spirituel que j'aime beaucoup. Il use moins de l'impératif, qui doit lui paraître généralement trop altier. Autrement dit : ce n'est pas un exercice littéraire certes ; mais pas davantage une écriture automatique ou le fruit gratuit d'une inspiration toute-puissante. "Les paroles sont les outils de ce monde" : Jourdan est un très bon ouvrier.)

 

 

Un hommage -- Philippe Jaccottet sur Pierre-Albert Jourdan

 

(Je m'avise que je n'ai pas assez précisé ce qu'il y a dans ces livres. C'est le recensement d'un lieu, selon l'esprit de cette "géographie sacrée" qu'invoquait Masui. C'est l'"entrée dans le jardin" : "La distance à franchir est si courte qu'il est impossible de faire le dernier pas. J'en suis là, ténébreux, inquiet, instable. Je ne rallonge pas ainsi la distance, comme on pourrait le supposer, mais je la brouille considérablement. Ce soleil de fleurs et d'abeilles luit doucement dans l'entre-deux. Mais ce qui est gagné, c'est que nous ne nous observons pas. Nous nous tenons, côte à côte, en étrangers qui ne parlent pas la même langue mais qui éprouvent l'un pour l'autre une profonde sympathie..." Peut-on vraiment puiser là toute sa science, et la force de vivre ? "Il y avait plus qu'un merveilleux spectacle" : tout le mystère est dans ce "plus" qui se dérobe et impose de le cerner. Et, bien que nous soyons "trop lourds..., trop fiers..., trop hébétés par notre civilisation de "pointe", à l'école du jardin, nous apprendrons peut-être à désapprendre :  "désapprendre pour s'ouvrir". Dans ce jardin, on voudrait entrer, on ne peut entrer, le juste rapport avec lui est paradoxal : "Les lointains me disent  : "Reste, nous sommes plus proches de toi ainsi..." " Décidément, Jourdan n'est pas une demoiselle qui s'extasie devant la nature. Ses frêles alliés sont peut-être aussi les seuls vrais, contre le pire. Sauge, câprier, romarin : témoins de l'inutile.)

 

Il y a donc dans ces livres des espèces d'aphorismes, des injonctions à soi-même, paroles à la fois légères et graves ; il y a, surtout, des images qui passent, et c'est à elles que je m'attache le plus. Quand, dans ces pages sur l'enfant mort, il écrit : "Au retour du cimetière le bouvreuil nous a accueillis, comme une âme qui viendrait nous saluer, comme des larmes qui auraient glissé de branche en branche", je n'ai besoin de rien de plus que de faire silence. Voilà les paroles qui poussent sur le mur comme des "simples". "Est-ce un leurre ?" C'est toute la question autour de laquelle tournent de pareils livres, de telles vies. Je crois que Jourdan aimerait ces lignes de Sohravardi : "Ô David ! c'en est fini pour moi des demeures. J'habite chez ceux dont le cœur est brisé." Car son jardin n'escamote pas l'ombre.

 

 

 

 

Philippe Jaccottet, extraits de "MESSAGER QUI EFFACE LES MURAILLES" (Pierre-Albert Jourdan), in Une Transaction secrète, Lectures de poésie, nrf Poésie/Gallimard, 2015, pages 319-327.

 

 

Philippe Jaccottet - Photographie :  Mandelstam Centre, Moscou.

Philippe Jaccottet - Photographie : Mandelstam Centre, Moscou.

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