Martin Heidegger
Pourquoi des poètes ?
[…]
Plus la nuit du monde va vers sa mi-nuit, plus exclusivement règne l'indigence, de sorte que son essence se dérobe. Non seulement le sacré, en tant que trace de la divinité, se perd, mais encore les traces de cette trace perdue sont presque effacées. Plus les traces s'effacent, moins un mortel ayant atteint à l'abîme est-il encore capable d'être attentif à un signe et à une assignation.
D'autant plus rigoureux est alors le mot selon lequel chacun va le plus loin, s'il va aussi loin qu'il peut aller sur le chemin qui lui est départi. La troisième strophe de la même élégie, celle qui questionne « et pourquoi des poètes en temps de détresse ? » [l'élégie Pain et Vin de Hölderlin, ndlr], énonce le statut sous lequel se trouvent ces poètes :
Une chose reste ferme ; que ce soit midi ou que
Minuit approche, il subsiste toujours une mesure,
A tous commune, mais à chacun aussi échoit son propre,
Là vient et parvient chacun, où il en a pouvoir.
Dans sa lettre à Boehlendorf du 2 décembre 1802, Hölderlin écrit : « et la lumière philosophique autour de ma fenêtre est maintenant ma joie ; puissé-je garder en mémoire comment je suis venu, jusqu'ici ! »
Le poète pense dans la direction du site qui se détermine à partir de cette éclaircie de l'être qui, sous la figure de l'accomplissement de la Métaphysique occidentale, est entré dans sa latitude propre. La poésie pensante de Hölderlin a contribué à la frappe de cette figure de la pensée poétique (dichtendes Denken). Son dict demeure, dans cette contrée, plus familièrement qu'aucune autre poésie de son temps. La contrée où est parvenu Hölderlin est une évidence de l'être qui appartient elle-même au destin de l'être ; c'est aussi à partir de ce destin qu'elle est réservée au poète.
Mais, peut-être, cette évidence de l'être à l'intérieur de la Métaphysique accomplie est-elle en même temps l'extrême oubli de l'être. […]
Et nous, qui sommes d'aujourd'hui, est-ce qu'un poète d'aujourd'hui nous rencontre sur cette voie ? Rencontrons-nous ce poète qu'on traîne si souvent et si prestement dans la proximité de la pensée pour l'étouffer tout aussitôt sous une couche de philosophie irréfléchie ? Mais posons-nous cette question plus précisément, avec la rigueur qui lui est appropriée.
R.-M. Rilke est-il un poète en temps de détresse ? Quel est le rapport de son dire poétique avec l'indigence de l'époque ? Jusqu'où descend-il dans l'abîme ? Jusqu'où le poète parvient-il, une fois posé qu'il va aussi loin qu'il le peut ?
Le poème authentique de Rilke se réduit, en un patient rassemblement, aux deux minces volumes des Élégies de Duino et des Sonnets à Orphée. Le long chemin vers ce poème est lui-même un chemin qui questionne poétiquement. Sur ce chemin, Rilke éprouve de manière plus précise l'indigence de l'époque. L'époque est indigente non seulement parce que Dieu est mort, mais encore parce que les mortels connaissent à peine leur être-mortel, et qu'ils en sont à peine capables. Les mortels ne sont toujours pas en la propriété de leur essence. La mort se dérobe dans l'énigmatique. Le secret de la douleur reste voilé. L'amour n'est pas appris. Mais les mortels sont. Ils sont, dans la mesure où il y a parole. Toujours plane un chant sur leur terre délaissée. La parole du chanteur retient encore la trace du sacré. Le chant des Sonnets à Orphée le dit (Ire partie, XIX) :
Promptitude des métamorphoses du monde,
Comme formes de nuages,
Toute chose accomplie
Retourne au sein du Tout-ancien.
Au-dessus du changement et des cours,
Plus vaste et plus libre
Dure toujours ton prélude,
Dieu qui tiens la lyre.
Les souffrances ne sont pas reconnues,
L'amour n'est pas appris
Et ce qui dans la mort nous éloigne
N'est pas dévoilé.
Seul le chant sur la terre
Consacre et maintient.
Entre-temps, la trace elle-même du sacré est devenue méconnaissable. La question de savoir si nous éprouvons toujours le sacré comme la trace de la divinité du divin, ou bien si nous ne rencontrons plus qu'une trace vers le sacré, reste indécise. Reste imprécis également ce que pourrait être cette trace de la trace. Et comment une telle trace pourrait se montrer, nous ne le savons guère.
L'époque est étroite, parce que l'essence de la douleur, de la mort et de l'amour ne lui est pas ouverte. Étroite est cette détresse elle-même, parce que se dérobe la région essentielle d'où douleur, mort et amour déploient leur appartenance. Il y a voilement dans la mesure où la région de leur appartenance est l'abîme de l'être. Mais il reste le chant qui nomme la terre. Qu'est-ce que le chant lui-même ? Comment un mortel en est-il capable ? A partir de quoi le chant chante-t-il ? Jusqu'où plonge-t-il dans l'abîme ?
[…]
Pour une interprétation globale des Élégies et des Sonnets nous sommes non seulement non préparés, mais encore non qualifiés : et cela, parce que la région de déploiement d'un dialogue de la poésie et la pensée ne peut être éclairée, atteinte et pensée qu'à une allure lente et patiente. Qui voudrait, de nos jours, prétendre séjourner familièrement aussi bien dans la nature véritable de la poésie que dans celle de la pensée ? Et être en outre assez fort pour faire entrer l'essence intime des deux en l'extrême discorde, pour fonder ainsi la concorde de leur accord ?
Le poème que nous allons expliquer n'a pas été publié par Rilke lui-même. Nous le trouvons p. 118 du volume paru en 1934 sous le titre de Gesammelte Gedichte, et p. 90 du recueil Späte Gedichte, paru en 1935. Le poème est sans titre. Rilke l'a écrit en juin 1924. Dans une lettre écrite de Muzot, le 15 août 1924, à Clara Rilke, le poète dit : « Mais je n'ai pas été aussi en retard et aussi inerte dans toutes les directions, heureusement, car le baron Lucius a eu son Malte encore avant mon départ au mois de juin ; il y a longtemps que sa lettre est prête à t'être envoyée. Je te joins également les vers improvisés que je lui ai écrits dans le premier volume de la jolie édition en cuir. »
Les vers improvisés que mentionne ici Rilke, ce sont, d'après une note des éditeurs des lettres de Muzot (p. 404), le poème suivant :
Comme la nature abandonne les êtres
au risque de leur obscur désir et n'en protège
aucun particulièrement dans les sillons et dans les branches,
de même nous aussi, au tréfonds de notre être
ne sommes pas plus chers ; il nous risque. Sauf que nous,
plus encore que la plante ou l'animal,
allons avec ce risque, le voulons, et parfois même
risquons plus (et point par intérêt)
que la vie elle-même, d'un souffle
plus... Ainsi avons-nous, hors abri
une sûreté, là-bas où porte la gravité
des forces pures ; ce qui enfin nous sauve,
c'est d'être sans abri, et de l'avoir, cet être,
retourné dans l'ouvert, le voyant menacer,
pour, quelque part dans le plus vaste cercle,
là où le statut nous touche, lui dire oui.
[…]
Par le « Comme... de même... » du début, l'être de l'homme devient thème du poème. La comparaison fait ressortir l'être de l'homme par rapport à celui des simples « êtres ». Ceux-ci sont les être vivants, la plante et l'animal. Le début de la Huitième Élégie nomme aussi, en une même comparaison, les êtres : « la créature ».
Une comparaison place les différents dans l'égal, pour rendre visible leur différence. Les différents, plante et animal d'un côté, l'homme de l'autre, sont égaux dans la mesure où ils conviennent dans le Même. Ce Même, c'est le rapport qu'ils ont, en tant qu'étants, à leur fond. Le fond des êtres, c'est la nature. Le fond de l'homme n'est pas seulement du même genre que le fond de la plante et de l'animal. Le fond est, ici et là, le même. Il est la nature en tant que « la pleine nature » (Sonnets, IIe partie, XIII).
Il faut ici penser la nature au sens large et essentiel où Leibniz pense le mot Natura, écrit avec majuscule. Il signifie l'être de l'étant. L'être se déploie comme vis primitiva activa. Telle est la magie captivante qui, ramenant tout à elle, remet, ainsi ressaisi, chaque étant à lui-même. L'être de l'étant est le vouloir. Le vouloir est le maintien par lequel tout ens tient ensemble en se centrant sur lui-même. Ainsi, tout étant est, en tant qu'étant, dans la volonté. Il est de par la volonté à l'œuvre en lui. […]
[…] Dans le vers 9 du poème, « la nature » est également nommée « la vie ». La nature, la vie désignent ici l'être au sens de l'étant en son entier. Dans une note de l'année 1885-1886 (Volonté de Puissance, Aph. 582), Nietzsche écrit : « L'être – nous n'en n'avons point d'autre représentation que « vivre ». – Comment alors quelque chose de mort peut-il « être »? »
[…] Depuis longtemps on a appelé le fond de l'étant : l'être. Le rapport de l'être qui fonde à l'étant fondé est le même, aussi bien pour l'homme que pour la plante et l'animal. Il consiste en ce que l'être laisse l'étant « à son risque ». L'être lâche et libère l'étant dans le risque. Cette libération qui lance l'étant en le lâchant à l'aventure, voilà ce qui constitue proprement le risque. L'être de l'étant est le rapport de cette lancée à l'étant. Tout étant est risqué. L'être est le risque lui-même par excellence. Il nous risque, nous, les hommes. Il risque les êtres vivants. L'étant est, dans la mesure où il demeure ce qui toujours est à nouveau risqué. […]
Le poème ne dit rien directement sur le fond de l'étant, à savoir sur l'être comme risque par excellence. Mais si l'être en tant que risque se rapporte à ce qu'il lance en ce qu'il maintient sur sa lancée cela même qu'il risque, alors le poème nous dit médiatement quelque chose sur le risque, dans la mesure où il parle du risqué.
La nature risque les êtres et « n'en protège aucun particulièrement ». De même, nous autres hommes, en tant que risqués, nous ne sommes « pas plus chers » au risque qui nous a risqués. Ces deux vers nous disent : qu'au risque appartient la lancée dans le péril. Risquer, c'est mettre en jeu. Héraclite pense l'être comme jour du monde (Weltzeit), et ce jour, il le pense comme jeu de l'enfant (fragment 52) : [en grec, ndlr]. « Jour du monde, c'est un enfant jouant au tric-trac ; d'un jeu d'enfant il est le règne. » Si le lancé restait hors de péril, il ne serait point risqué. Or, l'étant serait hors de péril s'il était protégé. Dans la protection, un « toit » s'avance au-devant de ce qu'il protège : ainsi, la protection empêche-t-elle le péril de prendre, de porter sur le menacé. Le protégé est confié au protégeant ; notre ancienne langue, plus riche, dirait : « fiancé », c'est-à-dire : cher. Au contraire, le non-protégé n'est pas plus cher. La plante, l'animal et l'homme, dans la mesure où ils sont des étants, c'est-à-dire où ils sont risqués, conviennent en ceci qu'ils ne sont pas spécialement protégés. Mais comme pourtant ils se différencient en leur être, il va également y avoir une différence en ce qui concerne leur être sans protection.
Les non-protégés, s'ils sont bien risqués, ne sont pourtant pas abandonnés. [...]
Martin Heidegger, « Pourquoi des poètes » , in Chemins qui ne mènent nulle part, traduit de l'allemand par Wolfgang Brokmeier, Nouvelle édition, collection tel, Gallimard, 2016, extraits pages 327-337.
Chemins qui ne mènent nulle part
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Tel/Chemins-qui-ne-menent-nulle-part
L'éditeur
Fragments d'Héraclite traduits et commentés par Simone Weil
Source des photographies