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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Notes de soir : Pourtant, du dormeur tombe...

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 1 Décembre 2019, 16:59pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Rilke, #P. Highsmith, #Heidegger, #Carnet de notes

Sally Mann, "Deep South, Untitled (Fontainebleau)", 1998 - cf lien.

Sally Mann, "Deep South, Untitled (Fontainebleau)", 1998 - cf lien.

 

 

 

Ce soir, un court poème de Rilke décliné en deux traductions – et en allemand -. La première est citée par Heidegger page 339 dans "Pourquoi des poètes ?", in Chemins qui ne mènent nulle part (Holzwege) - traduit de l'allemand par W. Brokmeier, nouvelle édition & traduction revue et corrigée par le traducteur, avec le concours précieux et pertinent de J. Beaufret, F. Fédier et F. Vezin, Collection Tel, Gallimard, 2016 -.

De Hölderlin à Trakl en passant par Rilke, Heidegger me laisse souvent hallucinée par ses commentaires sur la poésie... Une phrase sur dix, quelque chose pourtant m'ouvre… Je copierai l'un de ces Chemins bientôt ici, car c'est de la joie pure...

Je note une seconde traduction de ce poème Gravitude, qui s'intitule, là : Pesanteur et que je viens de lire dans l'article de la revue Noesis - cf lien. Je crois que j'ai une affection particulière pour la traduction de W. Brokmeier - parce que c'est à travers elle que je découvrais ce poème !

 

Et puis, pour le plaisir encore, un extrait du merveilleux livre – édité en poche – de Patricia Highsmith : Carol, Les eaux dérobées, parce que les histoires d'amour sont primordiales, surtout lorsqu'elles sont écrites comme ça – avec une kyrielle de passages poétiques et une anatomie du cœur humain finement faite - L'anatomie du cœur humain n'est pas encore faite (Flaubert, 18 février 1859) -.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

GRAVITUDE

 

 

Centre, comme de tout

tu te retires, de l'essor de l'envol

encore, tu te reprends, centre, toi le plus fort.

 

 

Debout : comme un breuvage la soif,

la gravitude le traverse.

 

 

Pourtant, du dormeur tombe,

comme d'un nuage pesant,

riche pluie de gravité.

 

 

 

 

 

 

 

 

Rilke, cité par Heidegger, in "Pourquoi des poètes ".

 

 

 

Sally Mann, "Blackwater 17", 2008-2012 - cf lien.

Sally Mann, "Blackwater 17", 2008-2012 - cf lien.

 

 

 

 

PESANTEUR

 

 

Centre, comme de toute chose

tu te retires, et même de ceux qui volent

tu regagnes, centre, toi le plus fort.

 

 

 

Un corps debout : comme l’eau la soif

la pesanteur le traverse vers l’abîme.

 

 

 

Mais de ce qui dort, tombe

comme d’un nuage couché

la pluie abondante du poids.

 

 

 

 

 

 

 

 

Rilke, in "Poèmes épars et fragments", in Œuvres poétiques, Paris, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, p. 927, in l'article de la revue Noesis.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

SCHWERKRAFT

 

 

Mitte, wie du aus allen

dich ziehst, auch noch aus Fliegenden dich

wiedergewinnst, Mitte, du Stärkste.

 

 

Stehender : wie ein Trank den Durst

durchstürzt ihn die Schwerkraft.

 

 

Doch aus dem Schlafenden fällt,

wie aus lagernder Wolke,

reichlicher Regen der Schwere.

 

 

 

 

 

 

 

R. M. Rilke, 5 octobre 1924, Sämtliche Werke II, éditions Insel-Verlag, Wiesbaden, 1957, p.179.

 

 

 

 

https://pentaxklub.com/saul-leiter-un-coloriste-americain/

https://pentaxklub.com/saul-leiter-un-coloriste-americain/

 

 

 

Patricia Highsmith

 

*

 

Carol

 

Les eaux dérobées

 

 

*

 

 

Roman traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Emmanuelle De Lesseps

Le Livre de poche /Calmann-Lévy éditeurs

Edition 11, février 2016

 

 

 

 

 

 

«Bonjour, dit la femme en souriant.

-Bonjour.

-Qu'y a-t-il?

-Rien. Au moins, Mme Aird l'avait reconnue, se dit Therese.

-Avez-vous un restaurant préféré? demanda la jeune femme tandis qu'elles marchaient.

-Non. J'aimerais un coin calme, mais on n'en trouve pas dans les environs.

-Avez-vous le temps d'aller vers l'East Side? Non, si vous ne disposez que d'une heure. Je crois que je connais un endroit à quelques rues d'ici. Vous aurez le temps?

-Oui, bien sûr. » Il était déjà midi et quart. Therese savait qu'elle serait en retard, et cela n'avait aucune importance.

Elles ne cherchèrent pas à parler pendant le trajet. De temps à autre, la foule les séparait ; à un moment donné, la femme la chercha du regard et lui sourit par-dessus la charrette d'un fripier. Elles entrèrent dans un restaurant à moitié vide, un miraculeux havre de paix, avec nappes blanches sur les tables et poutres apparentes. Elles s'installèrent dans une alcôve boisée, la femme demanda un old-fashioned et invita Therese à prendre la même chose, ou bien un xérès ; et comme Therese hésitait, elle renvoya le garçon avec la commande.

 

 

 

https://thefilmstage.com/

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Elle retira son chapeau, passa les doigts dans ses cheveux blonds d'un geste léger, de chaque côté, puis regarda Therese. « Et qu'est-ce qui vous a donné la jolie idée de m'envoyer une carte de Noël?

-Je me souvenais de vous », dit Therese. Elle regarda, à ses oreilles, les petites perles qui n'étaient pas plus pâles que ses cheveux ou ses yeux. Therese la trouvait très belle, bien que son visage fût estompé en cet instant car elle n'osait la regarder directement. La femme sortit de menus objets de son sac, un poudrier et du rouge à lèvres, et Therese admira l'étui doré ouvragé comme un bijou. Elle aurait voulu regarder les lèvres de la femme, mais ses yeux gris, si proches, papillotaient au-dessus du miroir comme un feu qui l'effleurait, la tenaient à distance.

 

« Cela ne fait pas très longtemps que vous travaillez là-bas, je suppose?

-Deux semaines seulement.

-Et vous ne resterez guère plus, sans doute. » Elle offrit une cigarette à Therese.

Therese la prit. « Non, je vais avoir un autre travail. » Elle se pencha vers le briquet, vers la main fine éclaboussée de taches de rousseur, aux ongles ovales et rouges.

« Et c'est souvent que vous envoyez des cartes postales?

-Des cartes postales?

-Des cartes de Noël. Elle sourit en se reprenant.

-Non, bien sûr, dit Therese.

-Eh bien, buvons à Noël. Elle fit tinter leurs deux verres et but. Où habitez-vous? A Manhattan? »

 

Therese précisa qu'elle habitait dans la 63e Rue. Elle raconta que ses parents étaient morts. Qu'elle vivait à New York depuis deux ans, et qu'avant cela elle était pensionnaire dans un collège du New Jersey. Elle ne mentionna pas que ce collège était semi-religieux, épiscopalien. Elle ne parla pas de sœur Alicia qu'elle adorait et à laquelle elle pensait si souvent, avec ses yeux bleu pâle, son vilain nez et son austère sollicitude. Parce que depuis la veille, sœur Alicia avait été évincée, chassée très loin derrière la femme qui lui faisait face.

« Et à quoi consacrez-vous vos loisirs? » Près de la lampe, ses yeux devenaient d'argent, de lumière liquide. La perle qui frémissait à son oreille ressemblait à une goutte d'eau qu'un souffle aurait pu détruire.

« Je... » Devait-elle dire qu'elle confectionnait des maquettes? Qu'elle dessinait et peignait quelquefois, sculptait de petites choses, des têtes de chat, par exemple, des figurines pour ses décors de ballet, mais que ce qu'elle aimait avant tout était de faire de longues promenades au hasard, ou encore de rêver? Ce n'était pas nécessaire. Therese sentait que cette femme comprenait tout au premier regard. Elle but encore une gorgée, en apprécia le goût, terrible et fort comme si elle absorbait la femme qui était en face d'elle.

 

Mme Aird fit signe au garçon, qui déposa deux nouveaux cocktails sur la table. « Ça me plaît beaucoup, dit-elle.

-Quoi? demanda Therese.

-Que quelqu'un d'inconnu m'envoie une carte de cette façon. C'est ainsi que doit se passer Noël. Et cette année, je l'apprécie particulièrement.

-J'en suis heureuse, dit Therese en souriant, se demandant si elle parlait sérieusement.

-Vous êtes très jolie. Et très sensible, sûrement. Non? »

 

Elle aurait pu aussi bien parler d'une poupée, pensa Therese, à sa façon détachée de dire qu'elle était jolie. « Moi, je vous trouve magnifique », dit-elle avec le courage du second verre, sans se soucier de l'effet produit, car elle savait que la femme savait.

 

Celle-ci rit en renversant la tête en arrière, d'un rire plus beau qu'une musique, qui lui plissa le coin des yeux, lui fronça les lèvres tandis qu'elle tirait sur sa cigarette. Elle regarda dans le vague pendant un moment, les coudes sur la table, le menton appuyé sur la main qui tenait la cigarette. Une longue échancrure, depuis la taille de son tailleur noir cintré, s'évasait à ses épaules et le regard de Therese remonta jusqu'à la tête blonde au chignon flou relevé haut. Elle devait avoir trente ou trente-deux ans, se dit Therese, et sa fille, à qui étaient destinées la valise et la poupée, devait avoir six ou huit ans. Therese imaginait l'enfant, blonde, un visage doré et heureux, une petite silhouette svelte, toujours en train de jouer. Mais le visage de la petite fille, avec ses courtes rondeurs et son dépouillement nordique, restait vague et indéfinissable. Et le mari? Therese ne le voyait pas du tout.

« Vous avez pensé que c'était un homme qui vous avait envoyé la carte, j'en suis sûre, dit Therese.

-C'est vrai, répondit-elle avec un sourire. Je pensais que ça pouvait être un vendeur du rayon des skis.

-Je suis désolée.

-Mais non, je suis ravie. Elle s'appuya contre le dossier de cuir. Il aurait été peu probable que je sois allée déjeuner avec lui. Vraiment, je suis ravie. »

 

Son parfum, à nouveau, parvint à Therese, clair-obscur, légèrement sucré, évocateur d'une soie vert sombre, un parfum qui lui appartenait en propre comme à une fleur. Therese se pencha vers le parfum, les yeux baissés vers son verre. Elle aurait voulu bousculer la table et se jeter dans les bras de cette femme, enfouir son visage dans son écharpe vert et or. Leurs mains s'effleurèrent sur la nappe et, au point de contact, la peau de Therese resta brûlante. Therese ne comprenait pas très bien, mais c'était ainsi. Elle lui jeta un regard à la dérobée. Encore une fois, elle eut l'impression de la connaître. Elle savait que ce n'était qu'une illusion. Comment l'aurait-elle jamais oubliée si elle l'avait déjà rencontrée? Chacune attendait que l'autre parlât, mais le silence n'était pas embarrassant. Les plats étaient servis, œufs et épinards à la crème, aux vapeurs moelleuses.

« Comment se fait-il que vous viviez seule? demanda la femme et, d'un trait, Therese raconta l'histoire de sa vie.

 

Sans s'embarrasser de détails fastidieux, elle résuma le tout en six phrases, comme si cela concernait quelqu'un d'autre. Qu'importait, après tout, que sa mère fût anglaise ou hongroise, que son père fût peintre irlandais ou avocat tchèque, qu'il eût réussi dans la vie ou pas, que sa mère l'eût présentée à l'Ordre de Sainte-Marguerite comme un bébé capricieux ou une fillette mélancolique et nerveuse? Et quelle importance, si son enfance avait été triste ou gaie? Elle était heureuse en cet instant, à dater de ce jour. Elle n'avait pas besoin de parents, d'antécédents.

 

« Quoi de plus ennuyeux que l'histoire passée? dit-elle en souriant.

-L'avenir sans histoires, peut-être. »

 

Therese ne s'arrêta pas à cette remarque. C'était juste. Elle continua de sourire, comme si elle venait d'apprendre à sourire et ne savait plus s'arrêter. Son interlocutrice avait l'air amusé. Ou moqueur?

« D'où vient ce nom, Belivet?

-C'est tchèque. C'est un nom transformé, dit Therese mal à l'aise. À l'origine...

-C'est très original.

-Quel est votre prénom? demanda Therese.

-Carol. Surtout ne dites pas Carôle, comme les Américains prononcent ce qu'ils croient être français.

-Eh bien ne m'appelez pas Thiriise, à l'américaine.

-Comment dois-je dire? Thérèse?

-Oui. Comme ça. » Carol avait accentué à la française. Therese avait l'habitude d'entendre son prénom écorché de toutes les manières et elle-même ne savait pas toujours comment le présenter. Elle aimait la façon dont Carol le prononçait, elle aimait voir les lèvres de Carol dire son nom. Un désir ancien, dont elle n'avait que vaguement conscience par moments, se réveilla, un désir si embarrassant qu'elle l'écarta de son esprit.

« Que faites-vous le dimanche? demanda Carol.

-Je ne sais pas toujours quoi faire. Rien de particulier. Et vous?

-Récemment, rien. Si vous voulez venir me voir, à l'occasion, vous êtes la bienvenue. Au moins c'est la campagne, là où je vis. Aimeriez-vous venir dimanche? » Les yeux gris la regardèrent en face, et pour la première fois Therese soutint leur regard. Elle y vit une pointe d'humour. Et encore : de la curiosité. Et peut-être du défi.

« Oui, dit Therese.

-Vous êtes une drôle de fille.

-Pourquoi?

-Tombée d'une autre planète, on dirait », dit Carol.

 

 

 

Pages 56-61

 

 

 

 

 

 

https://pentaxklub.com/saul-leiter-un-coloriste-americain/

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