Le risque de croire
Croire, c'est ce qui nous semble l'acte le moins risqué au monde. Une simple adhésion, un acquiescement à ce qui se présente ou ce à quoi nous avons choisi de nous identifier. Tout notre être s'y attache, il suffit de s'y laisser prendre. La foi se représente les yeux bandés. Au mieux une illusion, au pire l'antichambre du crime, la justification des pires passions. On parle de la crédulité comme une forme particulièrement pauvre de la bêtise, sans même l'enchantement des innocents. Pascal et Kierkegaard en ont parlé et pas seulement en chrétiens, la position philosophique intenable qu'ils défendaient là est celle du paradoxe. De ce qui fait obstacle et vis-à-vis duquel on ne peut que s'élancer pour effectuer un saut, c'est-à-dire franchir un espace illimité, théorique et spirituel. Il n'y a pas de continuité rationnelle possible. Car qu'est-ce que croire, si ce n'est être face à ce qui ne peut être cru ? C'est en ce sens seulement, absolument paradoxal, que le risque peut être pris, en faisant un saut que la raison se refuse à faire. Mais ce risque serait le contraire d'une adhésion, d'une croyance au sens sectaire du terme, au contraire ce serait une exposition aux extrêmes. Croire alors serait-ce se déprendre de toute croyance pour rester en face, comme ça, de l'incroyable et quand même s'y confronter. C'est ce qui rend parfois l'analyse un espace où la folie peut se dire sans peur et presque sans jugement. Où le délire peut se dédire et se délier sans faire trop de mal.
Le pari pascalien n'est pas sans raison mais il fait foi sur l'invérifiable, ou du moins sur ce qui se vérifiera seulement du fait d'avoir été parié, c'est-à-dire vécu. Sorte de futur antérieur du pari pascalien qui ainsi, par un tour de passe-passe « raisonné » invite chacun à préférer accorder asile à Dieu plutôt qu'à l'indifférence. Or la vérifiabilité aujourd'hui est la seule fiabilité reconnue. Ce qui peut se reproduire, qui donne lieu à un savoir reproductible, enseignable, soumis à des tests auxquels tous peuvent avoir accès. Sans ce critère, pas de connaissance valide. Combien de vies seraient sauvées s'il nous était possible de nous hisser au-dessus de nos schémas familiaux, de nos répétitions antédiluviennes, de nos sillons constamment reparcourus ? Mais croire à ce qui n'arrivera pas, à ce qui n'a aucune raison d'être cru ? C'est peut-être cela le risque. Ce n'est pas retrouver l'espoir au détour de la route où nous l'avions laissé, mais miser sur l'inespéré.
Si le risque est un événement, il définit un avant et un après, une crisis dans le temps qui rend impossible le retour sage, sécurisé au « comme avant ». N'est-ce pas ce que le patient en analyse attend et précisément qu'il a tant de mal à croire, à savoir que l'imprévisible puisse apparaître, advenir, se manisfester, transformer sa vie ? Il nous fait croire que c'est ce qu'il attend, mais s'il n'a pu risquer cela avant, c'est peut-être qu'il ne pouvait se le représenter même comme réel possible car cela fracturerait d'un coup sa vie d'avant, la rendant obsolète, inutile ou vague. Et si entrer dans la capacité de l'inespéré était une seule et même chose. Antigone tient tête à toute loi humaine car ce que lui dicte son coeur est selon l'incroyable : pour elle respecter la loi d'ensevelissement de morts prime toute autre loi, et cette obstination la conduira à sa mort, une mort dont toute raison nous dit la folie et l'abdication d'une possible vie – et pourtant le seul choix possible pour elle. Risquer de croire, c'est se rendre à l'incroyable, s'y rendre comme on dit rendre les armes ou se rendre prisonnier, se rendre non pas à la raison mais à la part de nuit qui nous habite en ce qu'elle prend de hauteur le symptôme, en ce qu'elle prend tout de hauteur d'ailleurs et nous oblige à regarder vers le haut. Position éminemment inconfortable évidemment. Plutôt affûter la critique et être les contempteurs, comme disait Nietzsche, des arrière-mondes tels qu'ils se délitent, là, sous nos yeux. Mais ouvrir la ligne d'horizon jusqu'à l'illimité, se rendre au risque de croire que tout ce que nous connaissions, savions, avons vécu peut être subverti, sachant que nous est permis aucun retour. C'est le chemin de l'ironie socratique, arriver à l'aporie et devoir radicalement bifurquer. Croire – oui – mais dans un sens absolument aporétique. Un sens qui se retourne en scandale, qui est une pierre d'achoppement au réel et le sera toujours. Croire, bien sûr, à cet endroit où la pensée, paradoxalement se tait, où elle n'offre plus, comme telle, de résistance. Croire est une dissidence, ou bien une abdication. En tant que dissidence, elle se porte vers un horizon qu'elle n'envisage pas, qu'elle ne peut pas envisager, car le débordement des limites qu'elle incarne (croire n'est-il pas aussi un affect ? un emportement ?) ouvre des zones de résistances créatrices, des espaces littéralement « dérangés », inapprivoisables.
Parce que croire n'est pas nécessairement être crédule ni donner voie à l'imaginaire, et c'est bien ce que Kierkegaard a tenté de penser. Miser sur l'impensable. Effectuer un saut. Se livrer à une discontinuité là où tout nous ramène sans cesse au continu. Être absolument déraisonnable ne suffit pas. Il faudrait déplacer la ligne d'horizon... Changer de discours, de paramètres, d'angle de vue. Détourner le regard vers le bord du tableau, voir enfin ce qui se passe à la marge, là dans ce détail, changer de paramètres, d'alphabet, d'histoire, de mémoire.
Anne Dufourmantelle, « Le risque de croire » , in Éloge du risque, Rivages poche, Petite Bibliothèque, 2014, extraits pages 173-176.