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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Conversations - Francis Bacon

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 3 Août 2019, 22:35pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Peinture, #Francis Bacon, #Yannick Haenel, #Marguerite Duras

Marc Trivier, photographies 1980-1981

Marc Trivier, photographies 1980-1981

 

 

 

 

Francis Bacon


 

Conversations


 

Préface de

Yannick Haenel

 

Photographies de

Marc Trivier

 

Éditions

L'Atelier contemporain

Février 2019

 

 

 

 

Marc Trivier, photographies 1980-1981

Marc Trivier, photographies 1980-1981

 

 

 


 

 


 

VI.

 


 

Je ne dessine pas. Je commence à faire toutes sortes de taches. J'attends ce que j'appelle "l'accident" : la tache à partir de laquelle va partir le tableau. La tache est l'accident. Mais si on tient à l'accident, si on croit qu'on comprend l'accident, on va faire encore de l'illustration, car la tache ressemble toujours à quelque chose. On ne peut pas comprendre l'accident. Si on pouvait le comprendre, on comprendrait aussi la façon avec laquelle on va agir. Or cette façon avec laquelle on va agir, c'est l'imprévu, on ne peut jamais la comprendre : "It's basically the technical imagination" : "l'imagination technique". J'ai beaucoup cherché comment appeler cette façon imprévisible avec laquelle on va agir. Je n'ai jamais trouvé que ces mots-là : imagination technique.

Vous comprenez, le sujet est toujours le même. C'est le changement de l'imagination technique qui peut faire se "retourner" le sujet sur le système nerveux personnel.

Imaginer des scènes extraordinaires, ce n'est pas intéressant du tout du point de vue de la peinture, ça n'est pas l'imagination. L'imagination véritable est construite par l'imagination technique. Le reste c'est l'imagination imaginaire, ça ne mène nulle part.

Je ne peux pas lire Sade pour cette raison. Ça ne me dégoûte pas complètement, mais ça m'ennuie. De même il y a des écrivains mondialement connus que je ne peux pas lire non plus. Ils écrivent des choses qui sont des histoires sensationnelles, seulement ça. But They have not the technical sensation.

C'est toujours par les techniciens qu'on trouve les vraies ouvertures. L'imagination technique c'est l'instinct qui travaille hors des lois pour retourner le sujet sur le système nerveux avec la force de la nature. Il y a bien des jeunes peintres qui creusent la terre, prennent de la terre et ensuite exposent cette terre dans une galerie de peinture. C'est bête et ça prouve le manque d'imagination technique. C'est intéressant qu'ils aient envie de changer le sujet à un point tel qu'ils en arrivent à ça : arracher un morceau de terre et le mettre sur un socle. Mais ce qu'il faudrait, c'est que la "force" avec laquelle ils arrachent la terre se "retourne". Que le morceau de terre soit arraché, oui, mais qu'il soit arraché à leur système personnel et fait avec leur imagination technique.

[...]


 

Vous sentez-vous en danger de mort lorsque vous peignez ? 


 


 

Je deviens très nerveux. Vous savez, Ingres, il pleurait pendant des heures avant de commencer un tableau. Surtout un portrait.


 

 

Goya est surnaturel.


 


 

Peut-être pas. Mais c'est fabuleux. Il a conjugué les formes avec l'air. Il semble que ses peintures sont faites avec la matière de l'air. C'est extraordinaire, fabuleux. Le plus grand Goya pour moi est à Castres, La Junte des Philippines.

[...]


 


 

On a souvent parlé ensemble de "l'accident".


 


 

Je ne peux pas le définir. On ne peut que parler "autour". Dans ses lettres, Van Gogh n'a fait lui aussi que parler "autour de la peinture". Ses "touches", à la fin de sa vie, la force de ses touches ne relèvent d'aucune explication.

[...]


 


 


 


 

Extraits, pages 73-78

In VI., "Marguerite Duras s'entretient avec Francis Bacon", La Quinzaine littéraire, 16-30 novembre 1971, p. 16-17.


 



 

Photographie de F. Bacon, sur le site :  https://www.mbartfoundation.com/en/collection/the-collection/

Photographie de F. Bacon, sur le site : https://www.mbartfoundation.com/en/collection/the-collection/

 

 

 


 


 


 


 

X.


 


 


 


 

[…]

Résoudre certains problèmes de la peinture, n'est-ce pas en même temps résoudre certains problèmes de l'existence ?


 


 

Je ne sais pas, parce que lorsque je peins, je n'ai pas le sentiment de résoudre des problèmes. Parfois, je me dis : "Mais tu n'es pas du tout en train de travailler, tu te contentes de pousser le pinceau !". Et puis, tout à coup, l'image arrive et commence à prendre forme. C'est involontaire. Accidentel. En même temps, je désire mettre de l'ordre. Je pense que le grand art est toujours profondément ordonné.


 


 


 

Vous dites que c'est un travail, n'est-ce pas aussi une sorte de lutte, de combat spirituel ?


 


 

Qu'entendez-vous par "spirituel" ? Je suis complètement agnostique. Non, ce que j'espère d'abord faire, avec ma peinture, c'est me choquer moi-même. Baudelaire a écrit, dans l'un de ses textes sur l'art : "Si ce que vous dites ne commence pas par choquer, cela ne sera jamais bon !". En fait, quand j'ai commencé à peindre, je pensais ne jamais pouvoir en vivre, puisque je peignais seulement pour moi-même.


 


 


 

Qu'appelez-vous peindre pour vous-même ?


 


 

Je ne m'intéresse pas du tout à l'art abstrait, par exemple, c'est pourquoi les Américains sont farouchement contre moi. Pour moi, l'art abstrait n'a pas de sujet, il retourne toujours à la décoration. Les peintres abstraits peuvent peindre de très jolis tableaux, mais rien qui vous bouleverse.


 


 


 

André Malraux dit qu'aussi singulier que soit un peintre, il peint toujours par rapport à la peinture, par rapport au musée imaginaire.


 


 

Tous les peintres volent les autres peintres, ils passent leur temps à se dérober quelque chose les uns les autres ! C'est aussi pourquoi je trouve la peinture américaine si ennuyeuse ; ils voudraient ne partir de rien et fonctionner directement, comme un art primitif. Je comprends leur attitude, leur désir de créer une culture américaine. Mais, avec l'abondance actuelle des moyens de communication visuelle, avec le cinéma, la photographie, les reproductions, pourquoi ne pas utiliser tout ce que l'on a ? Pourquoi se limiter et vouloir s'enfermer ?


 


 


 

Vous, comment fonctionnez-vous ?


 


 

J'ai tout vu, depuis l'art préhistorique, et j'utilise tout !


 


 


 

Que pense-t-on de vous en Angleterre ?


 

Ils me détestent, ils me détestent !


 


 


 


 

Ça ne vous gêne pas ?


 


 

Non. Comme je n'attends pas que les gens aiment ma peinture, je ne peins pas pour les autres, je peins pour moi-même. Mais si quelqu'un aime ma peinture, je suis content.


 


 


 


 

Ne crée-t-on pas pour être aimé ?


 


 

Vous croyez ? Quand je vois combien un homme comme Van Gogh a été haï de son vivant … Et Cézanne ! Cézanne était détesté !


 


 


 


 

Peut-être, mais, quand on lit les lettres de Van Gogh, on voit à quel point il tâchait, à travers sa peinture, de se faire apprécier, de rejoindre les autres.


 


 

Oui, mais il n'y est pas parvenu, à l'époque. C'est comme Monet : c'est seulement sur la fin de sa vie que Monet a commencé à être apprécié. Degas a-t-il été plus reconnu ? Je ne sais pas. En fait, je crois que la plupart des artistes ont été détestés dans les débuts de leur œuvre. Bien sûr, la vie de Van Gogh a été courte, mais quand on pense aux extraordinaires, aux merveilleux Seurat du début du pointillisme et à la façon dont il a absolument rejeté ! C'est ridicule ! Il n'y a eu que Félix Fénéon, un remarquable critique, pour apprécier Seurat au temps de l'impressionnisme. Il a aussi découvert Jarry. Mais Fénéon était un phénomène unique.


 


 


 


 

Diriez-vous qu'il est dur d'être un créateur ?


 

En fin de compte, c'est une longue analyse de soi-même. Pendant qu'on travaille, c'est comme une interminable discussion qu'on a avec soi. Je crois beaucoup au précepte de Rimbaud : "Le dérèglement de tous les sens". On doit avant tout travailler sur soi-même.


 

[...]


 


 


 


 


 

Extrait, pages 101-104

In X. , Madeleine Chapsal, "Francis Bacon et la joie", L'Express, 7-13 février 1977, p. 10-13.

 

 

 

 

Van Gogh vu par Bacon

Van Gogh vu par Bacon

Dans ses entretiens, Bacon procède comme un boxeur : il endort son interlocuteur, répète sa méthode (agir sur la sensibilité / peindre depuis les nerfs / transmettre la sensation directe) ; puis d’un seul coup il cogne, calmement, par exemple en citant Van Gogh : « Qui peut dire la raison de ces petits traits dont il zébrait sa toile et qui transmettent à l’instant l’arbre, la plante, l’herbe – mieux encore, qui les recréent. Aujourd’hui, dans l’art conceptuel, les jeunes arrachent une touffe d’herbe, et la flanquent, telle quelle. L’herbe, il faut la recréer. »

Fragment de la préface de Y. Haenel

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