[Banalité]
(suite)
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Je me sers de mon dégoùt comme feu purificateur : de la mauvaise humeur la moins justifiée, d'une irritation fortuite, pour m'empresser de jeter les poèmes qui ne tiennent pas devant cette contrariété. Je profite de mon angoisse pour détruire... même ce qui est bon. Puis, un poème naît d'un poème qui s'effondre.
L'un explique l'autre. Justifie l'autre. On ne peut admettre que la poésie puisse naître du hasard, que si l'on accepte que le hasard également la détruise.
Ma raison tient le fléau.
IMPOSSIBLEMENT
(ou) RÉEL
Si une phrase essentielle, un poème peut parfois naître d'un moment vide, il est juste qu'à l'occasion on la lui rende.
[…]
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Nous voilà encore au moment déchirant où cette poésie à laquelle nous devons tout, et qui, dit-elle, nous doit tout, dépend totalement de nous jusqu'à son dernier souffle et s'éteint avec nous, doit s'accorder avec le monde qui n'est nullement inventé, et existe en dehors de nous, ce qui est important, s'il doit durer, si elle doit durer. En ce moment d'erreur, d'où elle tire ses certitudes : sa force ou sa faiblesse, elle le tirait bien d'elle-même, mais le reste vient d'ailleurs, et c'est surtout le reste qui compte.
Cette invention totale est un simple reflet. Elle ne se trouve pas déshonorée de l'existence définitive du monde, de la réalité légère et brute. Lourde.
Elle récuse son moteur imaginaire. Son feu se dit eau. Ce feu qui ne fait qu'exister à l'état latent, ou la nature, qui ne demande qu'à flamber, mais pour qu'il flambe, qu'on l'apporte. Les autres éléments visibles brûlent aussi de façon visible.
[…]
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Soucieuse de comprendre ce qui la dépasse, de tout ce qui la dépasse, elle ne peut être animée que par une réalité extérieure. Il n'y a pas de quoi se vanter.
D'ailleurs elle-même ne peut se comprendre – c'est-à-dire le poète ne peut comprendre sa propre poésie une fois réalisée, si différente de ce qu'il entrevoit, il ne peut proprement voir, tolérer sa poésie que par l'entremise d'un autre, que par les autres, où elle cesse d'être poésie, et devient chaleur. On ne pense plus à ce charbon glacé, pas plus qu'on ne pense au charbon quand il commence à faire plus chaud.
Seuls les autres restent conducteurs. Il faut se fier à ce qu'on dit.
S'il veut la voir, il ne peut la voir que par les yeux des autres, par la chaleur des autres, une main gourde.
Il lui reste la réalité, c'est-à-dire tout ce qui n'est pas poésie, qu'il est condamné à voir par ses propres yeux – là : il ne sort pas de sa vue. Poétiquement, personne ne peut le rassurer : dans ce qui se rapporte à la poésie à venir, il est de nouveau seul.
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Raison de la poésie
et déraison
notre panier.
mais les vertus du conditionnel, de la comparaison, des adverbes de coordination
pour cette irréductible réalité matérielle
qui existe sans moi.
si tendue, dense, nécessaire et chauffée à blanc que les termes de comparaison les plus rares peuvent s'intervertir – les creux de l'ombre ou l'ombre des creux
comme la morale parvenue à un certain degré – j'appelle cela le communisme de la poésie, l'air.
voilà un peu la folie de cette raison
et les portes de la ponctuation : le point-virgule sur ses gonds.
Finir un poème, finir de mettre l'imparfait au présent.
Mais il faut que l'œil s'habitue. L'œil est plus lent. L'œil passif, cloué au passé.
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Respirer n'est pas une aventure. La poésie est aventureuse en ce qu'elle cherche à coller à ce souffle banal – de façon ininterrompue, sans y réussir, bien entendu. Cet échec est sans cesse à notre portée ; il n'y à rien à inventer, il suffit de copier, servilement, ce souffle, cet air. Ainsi nous vivons.
MAIS UNE FOIS créée, elle est devenue extérieure, une simple copie, ce n'est plus une ressource.
Nous ne sommes pas encore revenus de notre étonnement devant le poème surgi pour la première fois de toutes pièces sans avoir été sollicité – de voir que la poésie ne se trouvait pas plus loin que nous, notre poésie du moins. À cela tient la poésie.
Finit un poème, finir de mettre le passé au présent. Mais poète, ce n'est qu'un qualificatif bon tout au plus à être désavoué.
Je ne me suis que trop retrouvé. Je me trouve sans cesse devant moi : il faut passer. C'est une affaire de généralisation. Il s'agit de maintenant se dépersonnaliser, pour se retrouver dehors dans une plus grande bouche, jusqu'à [ce que] la première personne, aussitôt <gagnée>, <se perde>.
Dans l'expression, je cherche autre chose que mon expression, que mes expressions. Autre chose que moi.
Quand on songe à ce qu'on ne parvient pas à saisir, à ce qui demeure dehors, l'expression poétique paraît moins une issue qu'une porte durement fermée.
Ce que je dis, je le trouve en moi, mais j'entends que cela me serve à aller au-dehors, à gagner le fonds auquel mes mots sont empruntés, auquel je suis emprunté.
Aller jusqu'au bout de soi-même, pour recommencer ailleurs – avec ce qui commence ailleurs. Pour commencer avec le monde.
[…]
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{Mon plus grand désir est de me banaliser, après avoir tenu compte de mon impuissance rare, de remonter cet immense courant, et que mon impuissance révolue} colore et impartisse un reflet nouveau à tout ce que je pourrais dire de banal : mais que ce qui est banal, je le dise.
Que je sois le dépositaire de la poésie disparue.
J'imagine que la vraie poésie aime disparaître.
[…]
André du Bouchet, extraits de [Banalité], in « Essais et ébauches sur la poésie, écrits entre 1951 et 1959, non publiés par l'auteur », in Aveuglante ou banale, éditions Le Bruit du temps, 2011, pages 139-145.
Aveuglante ou Banale - Le Bruit du temps - Edition et vente de livres - Paris
https://www.lebruitdutemps.fr/boutique/produit/aveuglante-ou-banale-86
L'éditeur
[Banalité] - André du Bouchet - aller aux essentiels
MC\, "Banalité", hommage à André du Bouchet, acrylique sur toile, 3. 11. 18. Poésie, diamant de la respiration, restituant à l'être ce qui lui est pris dans cette image si éblouissante qu'el...
http://allerauxessentiels.over-blog.com/2018/11/banalite-andre-du-bouchet.html
Premiers extraits, ici même