Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
De scintillations sitôt le septuor
Stéphane Mallarmé,
"Ses purs ongles très hauts...", in Oeuvres Complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. "Bibliothèque de la Pléiade", 1998, t. I, p. 37-38.
J'en viens au sonnet "nul et se réfléchissant de toutes les façons", "inverse" parce que "le sens, s'il en a un (...) est évoqué par un mirage interne des mots eux-mêmes." C'est en juillet 1868 que Mallarmé, écrivant cette fois à Cazalis, emploie ces mots remarquables. Et beaucoup de temps a passé depuis les jours où il feuilletait son Planche ou, toujours au lycée, peut-être en 1859, découvrait les poèmes d'Edgar Poe. Beaucoup de temps, avec des événements décisifs. En mars 1866 Baudelaire est frappé par l'hémiplégie, bientôt l'aphasie, c'est l'enténèbrement du Prince du Rêve. Et en avril Mallarmé, qui se croit malade et lui aussi menacé de bientôt mourir, annonce au même Cazalis qu'il a rencontré "le Néant", le "Rien qui est la vérité". Faisant ainsi une découverte qui a changé son rapport à la poésie d'une façon radicale.
Cette découverte, c'est celle de l'irréalité absolue de toutes les pensées que nous croyons vraies quant à ce qui est, quant au monde, celle de leur absence totale d'étayage, par dessous les aspects de la surface sensible, sur ce que l'on pourrait appeler de l'être. Nos vérités ne reposent que sur des piliers de brumes. Théologies ou métaphysiques, Dieu, toutes les autres impressions "qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges", ce ne sont que "glorieux mensonges". Rien de la pensée qu'on se fait de l'être n'a de qualité substantielle, et ce qu'il faut retenir aussi, de cette conviction maintenant acquise, c'est qu'elle n'est pas simplement un événement de la vie mentale, comme en connaissent les philosophes, et parmi eux ceux qui concluraient, comme Mallarmé et avaient pu le faire déjà, dans l'histoire du scepticisme, mais un fait de son corps autant que de son esprit, vécu à tous les niveaux de sa conscience, vérifié au rebord du gouffre dans tous les mots, même ceux pour lesquels le savoir se réduit à donner sa forme à la chose. L'expérience du Néant, du Rien, pour Mallarmé, c'est -- "l'horrible sensibilité" -- "une destruction", mot par mot et au centre de chaque mot, des contenus de pensée. C'est effacer de la langue les relations qui mettent en rapport les vocables, c'est reconnaître entre ceux-ci, dans leur abîme silencieux, le même vide absolu qu'entre les étoiles dans les espaces cosmiques.
Yves Bonnefoy
Pages 17-18