L'art, c'est le pressentiment de la vérité.
A Alexandre Blok
Je suis allée voir le poète.
A midi pile. Dimanche.
Pas de bruit dans la vaste chambre,
Aux fenêtres, le gel.
Un soleil cramoisi se dégage
Des floches de fumée grise...
Sur moi, mon hôte taciturne
Pose un regard si clair !
Des yeux pareils, pour sûr, se gravent
Dans toutes les mémoires ;
Pour moi, prudente, je préfère
N'y pas plonger les miens.
Je me rappelle nos paroles,
Midi, la brume, ce dimanche,
Dans la haute maison grise
A l'embouchure de la Néva.
Janvier 1914
Anna Akhmatova, in Le Rosaire, 1914,
in L'églantier fleurit et autres poèmes,
traduction Marion Graf et José-Flore Tappy, & texte russe.
Avant-propos de Pierre Oster,
éditions La Dogana, 2010, p.51.
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Il fait bon ici : craquant, crissant,
Le gel, chaque matin plus dur,
Flamme blanche un buisson
D'éblouissantes roses de glace s'incline.
Et sur l'épaisse neige d'apparat,
Une trace de ski rappelle
Qu'il y a bien des siècles
Nous avons passé ici, toi et moi.
Hiver 1922
Anna Akhmatova, in Anno Domini, 1921-1923,
in L'églantier fleurit et autres poèmes,
traduction Marion Graf et José-Flore Tappy, & texte russe.
Avant-propos de Pierre Oster,
éditions La Dogana, 2010, p.91.
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Toutes les âmes bien aimées sont sur de hautes étoiles.
Comme il est doux de n'avoir plus personne à perdre
Et de pouvoir pleurer. L'air de Tsarskoïe Selo
Ne fut créé que pour porter les chants.
Sur la rive un saule d'argent
Caresse l'eau claire de septembre.
Surgissant du passé, en silence,
Elle vient à ma rencontre, mon ombre.
Il y a tant de lyres ici, pendues aux branches,
La mienne aussi, dirait-on, a sa place.
Et cette petite bruine ensoleillée,
Comme une heureuse nouvelle, me console.
Automne 1921, Tsarskoïe Selo
Anna Akhmatova, in Septième Livre 1936-1964 et poèmes épars,
in L'églantier fleurit et autres poèmes,
traduction Marion Graf et José-Flore Tappy, & texte russe.
Avant-propos de Pierre Oster,
éditions La Dogana, 2010, p.141.
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II
Pour de vrai
Arrière, le temps, arrière, l'espace,
Et tout m'est apparu à travers la nuit blanche :
Le narcisse, le cristal, sur la table,
La légère fumée bleue du cigare,
Et ce miroir où comme dans une eau pure
Tu pouvais désormais te mirer.
Arrière, le temps, arrière, l'espace...
Mais toi non plus, tu ne peux pas m'aider.
13 juin 1946
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IV
Première chanson
Du rendez-vous manqué
Tous les feux sont éteints,
Les paroles non dites
Les mots sans voix
Les regards non croisés
Ne savent où se poser.
Seules les larmes peuvent jouir
De couler longuement.
L'églantier de Moscou
Hélas y est pour quelque chose...
Et tout cela on l'appelle
Amour éternel.
5 décembre 1956
Anna Akhmatova, in L'églantier fleurit (D'un cahier brûlé),
in L'églantier fleurit et autres poèmes,
traduction Marion Graf et José-Flore Tappy, & texte russe.
Avant-propos de Pierre Oster,
éditions La Dogana, 2010, p.167 et p. 171.
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Photographie 1 : Anna Akhmatova by Moisei Solomonovich Nappelbaum.
Source de la photographie 2