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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Lire Handke, rencontrer Cézanne : La Leçon de la Sainte-Victoire.

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 18 Janvier 2019, 23:00pm

Catégories : #Peter Handke, #Cézanne, #Peinture, #Extraits - Ressentis de lectures

 Cézanne, "La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves", 1904-1906

Cézanne, "La Montagne Sainte-Victoire vue des Lauves", 1904-1906

 

 

PETER HANDKE

 

 

La Leçon de la Sainte-Victoire

 

 

 

 Ressenti de lecture 

 

 

 

 

 

Cet opus de l'auteur autrichien est un récit, qui nous fait redécouvrir la peinture de Cézanne, et qui est, en son déploiement, comme une leçon d'écriture (et c'est peut-être moins l'écrivain qui la donne que le peintre qui l'inspire à l'écrivain). Ce livre fait partie d'un cycle composé de trois récits et d'un poème dramatique : Lent Retour, La Leçon de la Sainte-Victoire, Histoire d'enfant et Par les villages ; tout au long de ce cycle, qu'il appelle "Lent retour", Peter Handke a consigné son quotidien d'écrivain, ses lectures et ses pensées dans un carnet de notes : L'Histoire du crayon, paru en 1987 chez Gallimard.

 

Dans La leçon de la Sainte-Victoire (Arcades, Gallimard, 1985) que nous lisons ici, nous voyons se dévoiler peu à peu la recherche de la forme dans l'écriture même, dans le travail de réflexion et de recherche qui va de pair avec une lenteur sciemment distillée. Cette lenteur autorise l'émergence des moindres détails du rêve éveillé. Handke la définit aussi comme la nécessité de casser le rythme habituel, parfois hypnotisant, de l'écriture, de sonder ses contradictions, ses failles ; une nécessité de mettre en pratique ce que dit Ibsen, cité par Handke : Écrire, c'est être dans un tribunal face à soi-même.

 

Ce rêve éveillé, cette extra-lucidité, éclaire sous de nouveaux jours certains lieux cachés, inconnus, enchevêtrés à l'inconscient, où apparaissent des seuils insoupçonnés, d'où jaillissent des confrontations entre le monde extérieur, où la nature prédomine, et l'imaginaire de l'artiste ; ce rêve éveillé, cette Phantasie, accompagne l'écrivain dans l'élaboration de son écriture, ce qui est bien explicité dans un article de Heinke Wagner sur le carnet de notes L'Histoire du crayon. (Heinke Wagner, dramaturge, a accédé au titre de docteur de l'université de Paris VIII avec sa thèse : La mission théâtrale de Peter Handke).

Handke y est cité : Tout en pensant il se mit à rêver : alors il fut plein d’un imaginaire rigoureux et, involontairement, il salua un passant inconnu (au lieu de “penser”, dis plutôt “venir à l’esprit” – là tout se trouve réuni ; et “l’imagination” ? C’est alors le supplément, la dimension supplémentaire, la force pour la dimension supplémentaire).

 

La Phantasie, c'est, au-delà des savoirs, une intuition (intuition au sens étymologique premier : intueor, intuitus se rapportent à l'attention du regard : le regard attentif sait avant la parole), une faculté de traverser les choses à l'instant avec sensitivité, une sorte de supra-conscience qui permet de mettre en lien les différentes strates du réel et de l'imaginaire ; strates (re)posées les unes sur les autres dans l'ordre chronologique de la vie vécue – ou tout aussi bien entrelacées par synthèse ou par dissolution. Des souvenirs jaillissent dans le rêve éveillé, des fragments épars s'assemblent, la réalisation vers la forme s'élabore devant nos yeux (réalisation : le terme est emprunté à Cézanne).

 

Dans La Leçon de la Sainte-Victoire, la genèse a comme origine les tableaux de Cézanne (qui sont une révélation pour Handke) mais aussi d'autres peintres, tels De Chirico, Ernst, Hopper, Magritte et Courbet (dont il admire, chez ce dernier, la qualité de silence dans les toiles).

 

...ce bleu très frais dont Cézanne s'est si souvent servi pour peindre cette région parcourt le ciel, longe le massif, transforme les autres couleurs, se coule dans l'écrivain : Et je sentais la structure de toutes ces choses en moi, c'était mon équipement. TRIOMPHE, pensai-je comme si tout était, par bonheur, déjà écrit. Et je me mis à rire. (p. 99)

 

Handke visite les musées, revisite les tableaux, images & paysages vus en Provence, en Autriche, à Paris, à Berlin..., puise dans la correspondance de Cézanne, scrute les cartes géographiques tel un géologue (jusqu'à refaire le voyage en Provence pour retrouver sur la montagne Sainte-Victoire un point précis, le Pas de l'Escalette, surplombant la Cabane de Cézanne, mais aussi bien est-il entre la carte & l'imaginaire : Ce point absolument invisible à l'oeil nu ne cesse pourtant de revenir sur les tableaux du peintre en tant qu'ombre portée, plus ou moins grande ; même sur les esquisses au crayon, cet évasement est hachuré ou tout au moins tracé d'un contour délicat, écrit-il page 93.

 

Il médite les conversations de villageois, les échanges avec des amis, les souvenirs personnels, les sensations physiques de la roche même pendant ses marches sur le corps de la montagne. Il déploie d'abord une mosaïque de fragments (... les événements isolés, la montagne et moi, les tableaux et moi... , p. 85) qui s'assemblent page après page grâce au liant qu'il faut alors inventer (est-ce l'arbre, la forêt, dont les motifs reviennent, comme sur les peintures-paysages décrits, sous maintes formes végétales ; est-ce la couleur ; la montagne...?). Il combine les pièces de cette mosaïque au gré de l'écrire même, compose des propositions (Handke qualifie ainsi les oeuvres de Cézanne : des propositions), qui sont comme les touches du pinceau du peintre sur la toile. Elles laissent voir la matière-écriture. La puissante danse-trait-écriture-image-objet de Cézanne, qui ouvre […] le royaume du monde (p. 69)

 

Theodor Ebert, philosophe allemand, chercheur sur la paix, est cité dans une conférence titrée : La temporalité du détail apaisant. À propos d'un autre opus de Handke, Un Voyage hivernal... (Gallimard, 1996), ce philosophe nous dit :

La méthode poétique de Handke ne place ni thèse, ni antithèse ; elle cherche, elle suppose, formule à titre expérimental ce qui réconcilie.

 

L'écriture de Handke n'a de cesse de chercher les détails communs aux antagonismes (guerre et paix, durée et fugacité des choses), mais aussi, comme ici dans ce livre autour de Cézanne, les détails communs à diverses disciplines : écriture, lecture, marche, peinture, philosophie, photographie (dans la manière qu'il a de procéder à des « agrandissements » sensitifs de ses visions). Son dessein est de mettre à profit cette mosaïque de pensées pour transmettre, au final, quelque chose de la paix, d'une douceur, un  "être en paix", réalisé au travers de la nature, réelle ou peinte ; selon le "bon moi" de Goethe, cette lumière intérieure du récit ; la clarté, l'élévation, qui seules donnent confiance quand on lit. Rien d'autre ne vaut d'être lu. (p. 88)

 

Dans la scène finale, sous-titrée La grande forêt, le cheminement prend tout son essor dans l'espace scriptural ; nous pénétrons presque en la substance des signes, comme des yeux-sensation dans l'espace pictural. Nous sommes transportés dans une forêt salzbourgeoise depuis un tableau de Jacob von Ruysdael, La grande forêt, admiré à Vienne. La peinture de Cézanne, ses tableaux de Château-Noir, sa vision novatrice de l'art, se mêlent intimement à la marche de l'homme sur le chemin comme un soliste à son orchestre, dans un concerto d'attention profonde au monde.

Comme le vent nous ondoyons au gré des pages dans les bleu-lointain, bleuâtre, vert ombreux, jaune-rouille, gris pâle, gris blanc, brun clair, brun-proche, brun-rouille, noir béant, brunlumière... La nature est embrassée dans le moindre rai solaire, dans la main tendue d'une feuille... Les lumières, ombres, couleurs (… les formes suivent.), cassures, seuils, entrelacements, viennent souligner le caractère moiré de la matière imaginaire, souvent ponctuée de haltes sur un fragment particulier de la nature qui apporte réel apaisement (Les légers points d'une pluie du soir sur le front, un bienfait.).

 

Dans cet entremêlement tamisé d'illusion et de réel, nous perdons tout repère et en amplifions notre propre imaginaire, absorbés par l'écriture, à moins que nous le soyons dans la couleur, aux aguets d'un événement magique au détour d'un seuil sylvestre. C'est à la fois la grâce et la joie qui unissent notre condition de lecteur à cette proposition. Handke dit à moment donné dans un entretien avec Alain Veinstein (l'écoute est en lien) : … l''illusion est la réalité, c'est la chose la plus réelle, la plus palpable, c'est la littérature.

 

Enfin, lire ce livre est tout simplement l'opportunité de redécouvrir l'oeuvre de Cézanne.

Alors que le cubisme, le constructivisme, l'abstraction, voient en lui leur pédagogue, les intentions de l'artiste restent encore en grande partie énigmatiques. Sa peinture évolue sans cesse tout au long de sa vie, et dès la fin des années 1870, elle se concentre de plus en plus sur la forme ; le contour de l'objet s'estompe pour se confondre avec les formes adjacentes, ce qui donne à la toile l'aspect d'un patchwork de couleurs qui tend vers l'abstraction. Son oeuvre à la fois annonce l'arrivée, quelques années plus tard, des Fauves et des Expressionnistes.

Vers 1878/1880, Cézanne se rapproche d'un style plus personnel dans lequel il utilise des petits coups de pinceaux constructifs et épais, souvent obliques ; on le voit dans ses autoportraits comme dans la série qui ne le quittera jamais des baigneurs & baigneuses (il disait qu'il rêvait que les courbes de ces femmes épousent les lignes des collines). Ces coups de pinceau variés et répétés créent subtilité et unité rythmique, et confèrent à ses toiles une certaine intemporalité.

 

C’est pourquoi chaque touche donnée doit satisfaire à une infinité de conditions, c’est pourquoi Cézanne méditait quelquefois pendant une heure avant de la poser, elle doit, comme le dit [Émile] Bernard "contenir l’air, la lumière, l’objet, le plan, le caractère du dessin, le style." L’expression de ce qui existe en une tâche infinie. (Maurice Merleau-Ponty, in Le doute de Cézanne, in Sens et non-sens, Gallimard/Philosophie, 1996).

 

La clarté de l'oeuvre de Cézanne reflète la recherche de la signification et de l'ordre dans la nature. On peut dire que les longs moments à observer un motif, et les petites touches de pinceaux qui se superposent ou se juxtaposent viennent rythmer et nourrir l'écriture de Handke. Pour ces deux artistes, un même regard libre et indépendant pour traverser, transcender le motif, le transfigurer, et nous donner les clés d'un ordre toujours à renouveler, d'une réalité inépuisable que nous avons souvent devant les yeux sans l'étudier vraiment, que nous avons nous-mêmes à faire naître dans notre propre profondeur.

 

 

 

MC, décembre 18/janvier 19

 

Cézanne, "Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir" , vers 1904

Cézanne, "Rochers près des grottes au-dessus du Château Noir" , vers 1904

– La nature et l’art ne sont‑ils pas différents ?

– Je voudrais les unir. L’art est une aperception personnelle. Je place cette aperception dans la sensation et je demande à l’intelligence de l’organiser en œuvre.

Paul Cézanne, fragment d'un dialogue avec Émile Bernard, cité par Maurice Merleau-Ponty.

 

 

 

 

PETER HANDKE

 

La Leçon de la Sainte Victoire

 

Traduit de l'allemand (Autriche)

par Georges-Arthur Goldschmidt

Collection Arcades n°3, Gallimard,

1985

 

 

 

 

Extraits

 

 

 

 


 

*



 

Oui, c'est au peintre Paul Cézanne que je dois de m'être trouvé entouré de couleurs en ce lieu dégagé entre Aix-en-Provence et le Tholonet et que la route asphaltée me soit apparue comme une substance colorée.


 

Page 17



 

*



 

Les poètes mentent, peut-on lire chez l'un des premiers philosophes. On pense donc depuis toujours que les mauvaises conditions et les événements néfastes sont le réel ; que les arts ne seraient dès lors fidèles à la réalité que si leur ressort premier est le mal ou le désespoir plus ou moins comique qui en résulte. Mais pourquoi donc ne puis-je plus ni entendre, ni voir, ni lire cela ? Pourquoi donc tout devient-il littéralement noir devant mes yeux lorsque je me mets à écrire ne fût-ce qu'une seule phrase pour me plaindre, pour m'accuser, pour me mettre à nu, moi ou quelqu'un d'autre -- à moins que la sainte colère ne s'en mêle ? Je n'écrirai jamais non plus sur le bonheur d'être né ou sur la consolation d'un au-delà meilleur : qu'il faille mourir, ce sera toujours ce qui me guidera, mais ce ne sera plus, espérons-le, mon thème principal.

Cézanne, comme on sait, n'a peint d'abord que des sujets effrayants comme la tentation de saint-Antoine. Avec le temps, son seul problème, cependant, ce fut la "réalisation" de l'innocence et de la pureté terrestres : la pomme, le rocher, un visage humain. La réalité, c'est donc l'accès à la forme et celle-ci n'est pas regret de ce qui est anéanti par les alternances de l'histoire, mais elle transmet, dans la paix, ce qui est. -- Dans l'art, il ne s'agit de rien d'autre. Or cela même qui fait sentir la vie fait problème quand on veut le transmettre.


 



 

Pages 20-21


 


 

*

 


 

(Ma mère, dans son angoisse mortelle, m'envoyait des appels au secours auxquels je ne savais que répondre.) Aussi mon regard voyait-il dans les cyprès les arbres de mort magiques des Anciens. "Aller par le rêve au coeur des objets", cela avait été longtemps un précepte d'écriture : s'imaginer les objets en rêve, au point de les voir apparaître dans leur essence. Ils entouraient alors celui qui écrivait d'un bosquet au sortir duquel il ne retrouvait la vie qu'à grand-peine. L'essence des choses, bien sûr, il la voyait, mais cela ne se laissait pas transmettre ; or, à vouloir la retenir malgré tout, il devenait incertain à lui-même. – Non, les images magiques – celle des cyprès non plus – ce n'était pas celles qu'il me fallait. À l'intérieur d'elles-mêmes, il y a un néant qui n'est en rien pacifique où je ne voudrais plus jamais retourner de mon plein gré. C'est seulement dehors, auprès des couleurs du jour, que je suis.


 

 

Page 25


 


 

*



 

J'ai toujours ressenti l'ignorance comme une détresse ; c'est de cela qu'est issu le besoin de savoir sans but précis et qui ne devient pas une  "idée" parce qu'il n'a pas d' "objet" avec lequel "coïncider". Mais il suffit alors d'un seul objet pour comprendre et pour établir "l'esprit du commencement" ; et du coup il se peut que l'on étudie pour de bon ; cela aurait tout aussi bien pu ne rester qu'un désir vague au milieu de toutes les autres occupations.

C'est au cours d'une exposition, au printemps de 1978, que les tableaux de Cézanne m'apparurent comme ces objets du commencement et je fus pris de l'envie d'étudier, comme cela ne m'était arrivé que devant les suites de phrases de Flaubert. C'étaient les oeuvres de sa dernière décennie, où il était à ce point près de la "réalisation" escomptée de chacun des objets que les formes et les couleurs pouvaient déjà les célébrer. ("Par réalité et plénitude, j'entends une seule et même chose", dit le philosophe.) Et pourtant aucune lumière supplémentaire n'éclaire ces tableaux. Les objets célébrés agissent dans leurs propres coloris et même les paysages plus clairs forment une unité qui va s'assombrissant. Les campagnards anonymes de la Provence de la fin du XIXe siècle, les héros des portraits, tout à fait sur le devant, trônent très grands, sans signes particuliers, sur un fond couleur terre qu'ils possèdent comme si c'était leur pays.

Obscurité, parcours, constructions, passages, les yeux s'obscurcissent : oui, c'est l'ébranlement. Et après deux ans "d'étude" une phrase se met en place : le silence des tableaux avait atteint ce degré de perfection là, car les tracés obscurs d'une construction confirmaient un trait d'ensemble "auquel pouvait me porter l'obscurité" (c'est le mot du poète) : je fis l'expérience de l'écart de deux regards séparés par l'intervalle du temps et qui se rencontrent sur la surface d'un même tableau.

"Le tableau se met à vibrer", notai-je alors : "C'est une délivrance de pouvoir célébrer quelqu'un et de chanter sa louange."  


 

 

Pages 31-33



 

*



 

Dans le ciel, encore clair de jour, la lune se levait. Je pus alors me représenter la "mer du silence" et "l'apaisement" de Flaubert entra dans mon coeur. Dans le chemin de terre glaiseux il y avait une odeur rafraîchissante de pluie. Je vis d'un oeil neuf le blanc d'un bouleau. Tous les sillons du vignoble étaient des chemins qui menaient vers un lointain imprécis. Les ceps, des candélabres de la tranquillité, et la lune, elle, un vieux signe de l'imaginaire. 

 


 

 

Page 54

 

 

Cézanne, "Dans le parc de Château Noir", 1887 et 1905

Cézanne, "Dans le parc de Château Noir", 1887 et 1905

 

 


 

*


 


 

Lorsque sur le premier haut plateau je me retournai pour voir la montagne, ses flancs, de nouveau, étincelaient comme une fête (il y avait même un endroit qui brillait comme s'il y avait là une veine de marbre) ; au coup d'oeil suivant, cette lueur, loin en bas dans une forêt de pins, semblait, à travers les pointes des arbres, une robe de mariée accrochée là. Continuant mon chemin, je lançai une pomme qui se mit à tourner dans l'air, reliant mon sentier à la forêt et au rocher.

C'est de ce trajet-là que je tire le droit d'écrire une "leçon de la Sainte-Victoire".

De jour en jour j'étais devenu plus invisible au sein du domaine du grand peintre – pour moi-même comme pour les autres – et ces autres m'aidèrent en ne tenant, aimablement, aucun compte de moi. Avec le temps, c'était comme si, d'une fois sur l'autre, je pouvais décider d'être "l'invisible". Je n'avais pas l'impression d'avoir disparu dans le paysage, de m'être fondu en lui, mais d'être bien à l'abri dans ses objets (les objets de Cézanne).


 


 

Page 59



 

*



 

Le tableau des tableaux


 


 

Il a jusqu'ici été surtout question d'un peintre et d'un écrivain, de peinture et d'écriture ; mais maintenant il est temps de raconter comment le peintre Paul Cézanne m'est apparu en maître d'humanité -- j'ose employer le mot : comme le maître d'humanité de notre temps.

[...] Dans une lettre de Cézanne je lus qu'il ne peignait nullement "d'après nature" -- ses tableaux étaient bien plutôt des "constructions et des harmonies parallèles à la nature" -- et je le compris par la toile elle-même [Il s'agit de la toile : "Rochers près des grottes au-dessus de Château-Noir", que P. Handke a vue au Jeu de Paume à Paris, ndlr] : les objets, pins et rochers s'étaient entrecroisés en une sorte d'écriture d'images sur la simple surface, en cet instant historique -- fin désormais irréversible de l'illusion d'espace --, mais c'était en leur lieu même ("au-dessus de Château-Noir") tel qu'il rendait obligatoires couleurs et formes, ils s'étaient entrecroisés en une écriture d'images cohérente, unique dans l'histoire de l'humanité.

Objet – image – écriture en un : c'est cela l'inouï – et pourtant cela ne rend pas encore tout à fait ce sentiment que j'avais d'être tout près – c'est le lieu de parler de cette plante d'appartement que je vis un jour par une fenêtre devant le paysage comme un caractère d'écriture chinoise : les rochers et les arbres de Cézanne étaient plus que de simples caractères d'écriture ; plus que de simples formes, sans trace terrestre – ils devenaient des conjurations disposées par le trait dramatique de la main même du peintre – et à moi qui, au début, ne pouvais, à leur vue, que penser "si près", ils m'apparaissaient maintenant liés aux gravures rupestres les plus anciennes. C'étaient les objets ; c'étaient les tableaux ; c'était l'écriture ; c'était le trait – et c'était tout cela à l'unisson.


 

 


 

Pages 64-68


 

 

*


 


 

La colline des toupies


 


 

Pendant quelque temps je me vis décrire les événements isolés, la montagne et moi, les tableaux et moi, et les mettre côte à côte par fragments indépendants. Le côté fragmentaire me paraissait ici avantageux parce qu'il n'était pas le résultat d'un effort tendant vers l'unité et qui échouerait peut-être à cause de cela, mais parce qu'il était, d'emblée, une méthode sûre.

Dans Le Pauvre Ménétrier de Grillparzer je lus : "Le désir que tout se tînt me faisait trembler." Ainsi me revint le désir de l'un dans le tout. Je le savais : le rapport est possible. Chaque instant de ma vie coïncide avec chaque autre -- sans liaisons. Il existe un rapport immédiat : il me suffit de le dégager par l'imagination. En même temps, l'angoisse bien connue : car je savais qu'il ne fallait pas que les analogies viennent facilement ; elles étaient le contraire de tout ce qui, quotidiennement, vous passe par la tête. Après de vifs ébranlements, les fruits d'or de l'imagination, c'étaient elles, les vraies comparaisons, et elles formaient, selon la parole du poète, "la face rayonnante de l'oeuvre". Se fier à de telles analogies pour faire se tenir le récit, n'était-ce pas de la présomption ?

[...]

Ce n'était pas "inventer" que je devais, mais "réaliser", selon la leçon (pour cela, dans le détail, il fallait sans cesse inventer) ; et ma certitude intérieure, elle aussi, c'était celle du "bon moi" de Goethe, cette lumière intérieure du récit ; la clarté, l'élévation, qui seules donnent confiance quand on lit. Rien d'autre ne vaut d'être lu.



 

Pages 85-101

 

Jacob von Ruysdael, "Der grosse Wald" ("La grande forêt"), 1655/1660, Kunst historische Museum Wien.

Jacob von Ruysdael, "Der grosse Wald" ("La grande forêt"), 1655/1660, Kunst historische Museum Wien.

 

 

 

La grande forêt



 

Ici seulement la forêt réapparaît : brun-proche (couleur d'encre au crépuscule) et prenant presque toute l'étendue de l'horizon ; et en même temps étroite ; du moins, à un endroit voit-on déjà l'autre côté. À droite, haute comme le ciel, au-dessus, la pyramide calcaire de l'Untersberg ; à gauche, plus loin dans le fond, une montagne-récif qui, dans la brume ensoleillée, ressemble avec ses rainures régulières à une énorme coquille Saint-Jacques. Le chemin va maintenant droit vers la forêt ; le terrain herbeux en fait déjà partie, une clairière trop vaste.

Les signes qui marquent le début de la forêt (outre les affûts), ce sont les buissons de coudriers et leurs chatons jaunes qui répondent au moindre vent, mais qui retombent parallèles comme la pluie schématisée sur des dessins. Le bois lui-même apparaît sombre, une plantation d'épicéas pris les uns dans les autres et dont les parties isolées – et le tout avec elles – vont l'instant d'après se mettre à tourner.

On entre dans la forêt par le chemin droit et large comme par un véritable portail. La sensation de seuil est quelque chose de calme qui mène au-delà, sans intention.

[...]

Dans ce réseau se trouvent prises ces feuilles qui, dans le souvenir, tiennent la place de la forêt toute entière. C'est du feuillage de hêtres amassé par le vent, clair et ovale : la forme ovale est encore accentuée par les nervures qui dans chaque feuille rayonnent du milieu vers le bord ; la couleur, un brunlumière régulier. Pour un instant on dirait des cartes à jouer accrochées dans les buissons -- elles recouvrent le sol dans la forêt entière, elles miroitent et tourbillonnent au moindre souffle du vent et partout elles redeviennent ce jeu fiable dont la seule couleur est le brunlumière rayonnant.  

[...]

Le vert de la prairie, vide en bas, devient, avec le temps, chaud et profond et s'étend ensuite loin au-delà de la ville. Dans son prolongement, un chemin court là où un enfant rattrapa un homme, sauta sur son dos et poursuivit ainsi sa route. Une autre fois un vrai cavalier devint dans l'obscurité une créature gigantesque. Le dialecte de ceux qui passent là en bas, de loin, on dirait toutes les langues en une.

[...]

Sur le seuil, entre la forêt et le village où brillent à nouveau les pierres de la route romaine, une pile de bois encore, recouverte d'une housse en plastique. La pile carrée avec ses cercles sciés est la seule surface claire sur un fond de crépuscule. Devant, on se redresse et on la contemple jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que les couleurs : les formes suivent. Ce sont des canons dirigés vers le spectateur mais qui visent toujours ailleurs. Expiration. Quand on regarde d'une certaine manière, que l'on s'absorbe à l'extrême et que l'attention est à son comble, les interstices du bois s'obscurcissent et dans la pile cela se met à tourner.

 

 


 

Pages 103-118


 

 


 


 

Peter Handke,

écrit en hiver et au printemps 1980 à Salzbourg

Extraits de La leçon de la Sainte-Victoire, traduit de l'allemand (Autriche) par Georges-Arthur Goldschmidt, collection Arcades n°3, Gallimard, 1985.


 

Cézanne, autoportrait -- C0613 Autoportrait --

Cézanne, autoportrait -- C0613 Autoportrait --

C’est le moment où les grands plans de la Sainte-Victoire solidifient sa vision, il les contemple, il croit les voir pour la première fois, il y appuie sa pensée et son art, ses recherches, sa volonté. Il se prend d’amour pour l’ossature de la terre. Il en soupçonne la morale géologique. Il dissèque les paysages. La composition du monde lui apparaît. Il maçonne encore en pleine pâte les racines rocheuses de cet univers qu’il découvre, mais déjà une fluidité lui vient. Sa palette s’éclaircit. Plus il se raffermit intérieurement, plus ses toiles au contraire s’aèrent. Les premières caresses bleues descendent se mêler à ses ombres. Le drame de l’air se dessine au bord des perspectives.

Joachim Gasquet, Cézanne, Encre marine, 2002, p. 137.

Les écrivains ne doivent pas être la douleur, mais les médecins.

P. Handke, L'histoire du crayon, Gallimard, 1987.

Cézanne, Fleurs et fruits

Cézanne, Fleurs et fruits

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