RESTER VIVANT
Méthode
D'abord, la souffrance
Le monde est une souffrance déployée. A son origine, il y a un noeud de souffrance. Toute existence est une expansion, et un écrasement. Toutes les choses souffrent, jusqu'à ce qu'elles soient. Le néant vibre de douleur, jusqu'à parvenir à l'être : dans un abject paroxysme.
Les êtres se diversifient et se complexifient, sans rien perdre de leur nature première. A partir d'un certain niveau de conscience, se produit le cri. La poésie en dérive. Le langage articulé, également.
La première démarche poétique consiste à remonter à l'origine. A savoir : à la souffrance.
Les modalités de la souffrance sont importantes ; elles ne sont pas essentielles. Toute souffrance est bonne ; toute souffrance est utile ; toute souffrance porte ses fruits ; toute souffrance est un univers.
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Dans les blessures qu'elles nous inflige, la vie alterne entre le brutal et l'insidieux. Connaissez ces deux formes. Pratiquez-les. Acquérez-en une connaissance complète. Distinguez ce qui les sépare, et ce qui les unit. Beaucoup de contradictions, alors, seront résolues. Votre parole gagnera en force, et en amplitude.
Compte tenu des caractéristiques de l'époque moderne, l'amour ne peut plus guère se manifester ; mais l'idéal de l'amour n'a pas diminué. Etant, comme tout idéal, fondamentalement situé hors du temps, il ne saurait ni diminuer ni disparaître.
D'où une discordance idéal-réel particulièrement criante, source de souffrances particulièrement riche.
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Aller jusqu'au fond du gouffre de l'absence d'amour. Cultiver la haine de soi. Haine de soi, mépris des autres. Haine des autres, mépris de soi. Tout mélanger. Faire la synthèse. Dans le tumulte de la vie, être toujours perdant. L'univers comme une discothèque. Accumuler des frustrations en grand nombre. Apprendre à devenir poète, c'est désapprendre à vivre.
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La timidité n'est pas à dédaigner. On a pu la considérer comme la seule source de richesse intérieure ; ce n'est pas faux. Effectivement, c'est dans ce moment de décalage entre la volonté et l'acte que les phénomènes mentaux intéressants commencent à se manifester. L'homme chez qui ce décalage est absent reste proche de l'animal. La timidité est un excellent point de départ pour un poète.
Développez en vous un profond ressentiment à l'égard de la vie. Ce ressentiment est nécessaire à toute création artistique véritable.
Parfois, c'est vrai, la vie vous apparaîtra simplement comme une expérience incongrue. Mais le ressentiment devra toujours rester proche, à portée de main -- même si vous choisissez de ne pas l'exprimer.
Et revenez toujours à la source, qui est la souffrance.
Lorsque vous susciterez chez les autres un mélange de pitié effrayée et de mépris, vous saurez que vous êtes sur la bonne voie. Vous pourrez commencer à écrire.
Michel Houellebecq, extraits, in Rester vivant et autres textes,
Librio, Editions J'AI LU, 2016, pages 9-12.
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Sources des photographies : ici & là
La possibilité de vivre
Commence dans le regard de l’autre