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Le Bunraku [un théâtre de marionnettes, considéré au Japon comme un genre dramatique traditionnel majeur ; voir le lien ci-dessous, ndlr] pratique donc trois écritures séparées, qu'il donne à lire simultanément en trois lieux du spectacle : la marionnette, le manipulateur, le vociférant : le geste effectué, le geste effectif, le geste vocal. La voix : enjeu réel de la modernité, substance particulière de langage, que l'on essaye partout de faire triompher. Tout au contraire, le Bunraku a une idée limitée de la voix ; il ne la supprime pas, mais il lui assigne une fonction bien définie, essentiellement triviale. Dans la voix du récitant, viennent en effet se rassembler : la déclamation outrée, le trémolo, le ton suraigu, féminin, les intonations brisées, les pleurs, les paroxysmes de la colère, de la plainte, de la supplication, de l'étonnement, le pathos indécent, toute la cuisine de l'émotion, élaborée ouvertement au niveau de ce corps interne, viscéral, dont le larynx est le muscle médiateur. Encore ce débordement n'est-il donné que sous le code même du débordement : la voix ne se meut qu'à travers quelques signes discontinus de tempête ; poussée hors d'un corps immobile, triangulée par le vêtement, liée au livre qui, de son pupitre, la guide, cloutée sèchement par les coups légèrement déphasés (et par là même impertinents) du joueur de shamisen, la substance vocale reste écrite, discontinuée, codée, soumise à une ironie (si l'on veut bien ôter à ce mot tout sens caustique) ; aussi, ce que la voix extériorise, en fin de compte, ce n'est pas ce qu'elle porte (les « sentiments »), c'est elle-même, sa propre prostitution ; le signifiant ne fait astucieusement que se retourner comme un gant.
Sans être éliminée (ce qui serait une façon de la censurer, c'est-à-dire d'en désigner l'importance), la voix est donc mise de côté (scéniquement, les récitants occupent une estrade latérale). Le Bunraku lui donne un contrepoids, ou, mieux, une contremarche : celle du geste. Le geste est double : geste émotif au niveau de la marionnette (des gens pleurent au suicide de la poupée-amante), acte transitif au niveau des manipulateurs. Dans notre art théâtral, l'acteur feint d'agir, mais ses actes ne sont jamais que des gestes : sur la scène, rien que du théâtre, et cependant du théâtre honteux. Le Bunraku, lui, (c'est sa définition), sépare l'acte du geste : il montre le geste, il laisse voir l'acte, il expose à la fois l'art et le travail, réserve à chacun d'eux son écriture. La voix (et il n'y a alors aucun risque à la laisser atteindre les régions excessives de sa gamme), la voix est doublée d'un vaste volume de silence, où s'inscrivent avec d'autant plus de finesse, d'autres traits, d'autres écritures. Et ici, il se produit un effet inouï : loin de la voix et presque sans mimique, ces écritures silencieuses, l'une transitive, l'autre gestuelle, produisent une exaltation aussi spéciale, peut-être, que l'hyperesthésie intellectuelle que l'on attribue à certaines drogues. La parole étant, non pas purifiée (le Bunraku n'a aucun souci d'ascèse), mais, si l'on peut dire, massée sur le côté du jeu, les substances empoissantes du théâtre occidental sont dissoutes : l'émotion n'inonde plus, ne submerge plus, elle devient lecture, les stéréotypes disparaissent sans que, pour autant, le spectacle verse dans l'originalité, la « trouvaille ». Tout cela rejoint, bien sûr, l'effet de distance recommandé par Brecht. Cette distance, réputée chez nous impossible, inutile ou dérisoire, et abandonnée avec empressement, bien que Brecht l'ait précisément située au centre de la dramaturgie révolutionnaire (et ceci explique sans doute cela), cette distance, le Bunraku fait comprendre comment elle peut fonctionner : par le discontinu des codes, par cette césure imposée aux différents traits de la représentation, en sorte que la copie élaborée sur la scène soit, non point détruite, mais comme brisée, striée, soustraite à la contagion métonymique de la voix et du geste, de l'âme et du corps, qui englue notre comédien.
Spectacle total, mais divisé, le Bunraku exclut bien entendu l'improvisation : retourner à la spontanéité serait retourner aux stéréotypes dont notre « profondeur » est constituée. Comme Brecht l'avait vu, ici règne la citation, la pincée d'écriture, le fragment de code, car aucun des promoteurs du jeu ne peut prendre au compte de sa propre personne ce qu'il n'est jamais seul à écrire. Comme dans le texte moderne, le tressage des codes, des références, des constats détachés, des gestes anthologiques, multiplie la ligne écrite, non par la vertu de quelque appel métaphysique, mais par le jeu d'une combinatoire qui s'ouvre dans l'espace entier du théâtre : ce qui est commencé par l'un est continué par l'autre, sans repos.
Roland Barthes, extrait de « Les trois écritures », in L'empire des signes, collection Points/essais, Éditions du Seuil, 2005, et 2007 pour la présente édition, pages 70-75.
Le théâtre de marionnettes Ningyo Johruri Bunraku
https://ich.unesco.org/fr/RL/le-theatre-de-marionnettes-ningyo-johruri-bunraku-00064
Sur ce site, une note explicative sur le "Bunraku", et la source des photographies.