Ainsi, au moment de sa plus grande attention envers les choses réelles (en somme, au moment où il se dispose à écrire) l'écrivain devra faire le silence autour de soi et se libérer de tout écran culturel, de tout fétiche, de tout vice conformiste. Sa conscience éprouvée et mûre, à ce moment-là, devra se recueillir et se fixer sur un point unique : l'objet réel de son choix, tendant à lui confier sa vérité. Avec le sentiment aventureux et presque héroïque de celui qui cherche un trésor souterrain, il devra alors chercher cette unique parole, et aucune autre, qui représente l'objet précis de sa perception, dans sa réalité. Justement cette parole est la vérité, voulue par le romancier. Et justement là, dans l'acte même d'écrire, le romancier se mettra ainsi à inventer son propre langage. C'est l'exercice de la vérité qui conduit à l'invention du langage, et non pas le contraire. Avec le pur exercice des mots -- là où ces mots ne seraient pas étayés par les choses, ni discutés à travers le dialogue avec les choses -- on pourra aller jusqu'à combiner un artifice élégant ; mais on n'invente rien.
Le problème du langage -- comme tout autre problème du romancier -- s'identifie et se résout, en dernier lieu, avec la réalité psychologique du romancier lui-même, c'est-à-dire avec la qualité intime de son rapport au monde. Le plus vivant secret d'un langage nouveau (autrement dit capable d'ouvrir de nouveaux itinéraires à l'aventure humaine au sein du monde réel) se retrouve dans une sympathie libre et désintéressée du romancier avec les objets de la nature et de l'univers humain. C'est la première loi vitale, sans quoi ne peut se produire un langage nouveau qui supporte les plus grandes confrontations avec la vie. Et plus le romancier sera proche de sa maturité parfaite, plus son langage se fera simple et limpide. En effet, si la réalité est trouble, la vérité est naturellement limpide dans ses couleurs. Et l'art le plus difficile, pour le romancier, c'est de refléter dans son propre langage la limpidité de la vérité. D'où l'étonnement que nous éprouvons devant certains de nos jeunes critiques pleins de talent : lesquels mettent tout leur talent dans l'analyse artificieuse de pages artificieuses ; et ils ne reconnaissent pas (parce que caché, comme le secret même de la vie) ce qui (aujourd'hui surtout) est le travail le plus difficile, ou la grâce la plus rare.
Elsa Morante, extrait de « Sur le roman », in Pour ou contre la bombe atomique, traduit de l'italien par Jean-Noël Schifano, ARCADES/nrf/Gallimard, 1992, pages 57 – 58.