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L'atelier Poésie de Martine Cros


Notes de fin de jour - Roland Barthes

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 26 Mars 2018, 18:56pm

Catégories : #Roland Barthes, #Chateaubriand, #Carnet de notes

Notes de fin de jour - Roland Barthes

 

 

 

 

 

[...]

   Alors, pour passer du Plaisir de lire au Désir d'écrire, il faut faire intervenir ce que j'appelle un différentiel d'intensités (parce que je postule toujours ou j'ai toujours envie de ce que j'appelle une Science des Moires, des Intensités différentielles) ; donc ici quand je dis le "plaisir de lire", je l'entends dans le sens d'une intensité absolue. Par conséquent, je ne me réfère pas du tout à ce qu'on appelle couramment la "Joie de lire", expression banale qui pourrait servir d'enseigne à une librairie (et je suis sûr qu'il y a en France des librairies qui s'appellent "La joie de lire"), et cette joie de lire produit des lecteurs (c'est sans doute nécessaire) mais elle produit des lecteurs qui restent des lecteurs (nous reviendrons aussi là-dessus) et qui ne se transforment pas en scripteurs c'est-à-dire qui ne passent pas de la joie de lire au Désir d'Écrire. La joie de lire productrice d'écriture est en effet une autre joie : c'est, je pense, une jubilation, une extase (une sortie de soi-même), une mutation, une illumination, ce que j'ai appelé souvent en me référant à un terme zen un satori, un ébranlement, une "conversion" (au sens fort du terme). Et vous voyez maintenant pourquoi j'ai donné ce texte de Chateaubriand en épigraphe. Ce court texte (extrait des Mémoires d'outre-tombe), je ne veux absolument pas l'expliquer ou le commenter (ça ne m'intéresse absolument pas de l'expliquer, d'en faire une explication de texte, le problème pour moi n'est pas du tout là et je ne vous l'ai pas communiqué parce qu'il aurait un contenu intellectuel que j'essaierais de décrypter devant vous, ce n'est pas du tout ça). Si je l'ai cité, c'est parce que c'est un texte qui produit en moi un éblouissement de langage, qui m'emporte dans le plaisir ; je dirais que c'est un texte qui me caresse, et cette caresse produit son effet chaque fois que je le relis, même aujourd'hui où je l'ai relu devant vous, j'ai de nouveau ressenti, appelons ça la beauté si vous voulez donner un terme objectif, le plaisir profond, la jubilation que me procurait cette langue, ce discours de Chateaubriand dans ce texte et que j'ai reçu comme une sorte d'incandescence presque éternelle et mystérieuse (c'est-à-dire que l'expliquer ne l'épuiserait pas) ; et donc, si vous voulez, la jubilation de la lecture, de ces lectures intenses, est un véritable contentement d'un désir amoureux, car je sais très bien que l'objet de mon désir, à savoir ce texte de Chateaubriand, est venu, comme quelqu'un dont je tomberais amoureux, entre mille autres possibles, entre mille autres textes possibles et entre mille autres visages possibles, s'adapter à mon désir individuel ; rien ne dit bien sûr (c'est là qu'il y a quelque chose de tragique aussi dans le désir, c'est que rien ne dit) qu'un autre puisse le désirer comme moi je le désire. [...]


 

 

 

 

 

 

 

Roland Barthes, extrait de la « Séance du 1er décembre 1979 » ( I. Le désir d'écrire / Jubilation), in LA PRÉPARATION DU ROMAN, Cours au Collège de France / 1978-79 et 1979-80, sous la direction d'Éric Marty, Éditions du Seuil, 2015, pages 243-244.

 

 

 

 

 

 

 

Le 26 mars 1980, Roland Barthes mourait à 65 ans des suites d'un accident de la circulation. Ce court passage, en son hommage.

MC


 

 


Je dînai deux ou trois fois chez le gouverneur, officier plein d'obligeance et de politesse. Il cultivait sous un glacis quelques légumes d'Europe. Après le dîner, il me montrait ce qu'il appelait son jardin.
Une odeur fine et suave d'héliotrope s'exhalait d'un petit carré de fèves en fleurs ; elle ne nous était point apportée par une brise de la patrie, mais par un vent sauvage de Terre-Neuve, sans relation avec la plante exilée, sans sympathie de réminiscence et de volupté. Dans ce parfum non respiré de la beauté, non épuré dans son sein, non répandu sur ses traces, dans ce parfum chargé d'aurore, de culture et de monde, il y avait toutes les mélancolies des regrets, de l'absence et de la jeunesse.





Épigraphe au cours de R. Barthes, dont l'extrait ci-dessus est tiré:
F. R. de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, t. I, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1951, p. 210-211, citée p. 239 de LA PRÉPARATION DU ROMAN.

2 - Girodet, "Chateaubriand", 1808, Musée de la Maison de Chateaubriand

2 - Girodet, "Chateaubriand", 1808, Musée de la Maison de Chateaubriand

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