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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Conversation avec le torrent - Henry Bauchau

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 9 Mars 2018, 01:01am

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Henry Bauchau

Conversation avec le torrent - Henry Bauchau

 

 

 


 

4 août 1954

Et que la vierge noire ait une enfant soleil.


 

    En relisant mes notes de cet hiver je constate qu'elles sont faibles et mal écrites en général. Aujourd'hui je retravaille Chants pour entrer dans la ville mais au lieu de l'améliorer je l'abîme par des images trop chargées.


 

   Depuis un an j'ai perdu presque tout ce que j'avais acquis par la pratique d'un travail régulier. L'épuisement y est pour beaucoup.


 

   Ce qui me gèle, ce qui me glace, ce qui glace parfois les autres autour de moi.

  Le Juge rouge, les bras croisés. Le Juge-regard. Regard qui sait, qui transperce. Alors que moi, je suis un homme de brouillard, d'interrogation, de doute. Le regard sans chaleur, sans « anima »-tion.

   Apparition du regard : quand enfant, m'étant sali, je me suis caché sous la table.

   Dieu-Juge, le Dieu de l'Ancien Testament, en face de lui le Fils, la Victime.

   Est-ce en tant que fils – fils sacrificiel – que je suis sous le signe du Juge ?

   En face du Dieu-Père, du Juge-Père, il devrait y avoir la mère mais la mère n'est pas pour moi une image salvatrice.

   Si la « Mère » était Juge. « Le bleu regard qui ment. » L'investigatrice des mouvements du sexe.

  Le Juge rouge, le Cardinal. Le Grand Inquisiteur, en face de lui le Pauvre, le pauvre c'est la victime. Peur et faim d'être victime.


 


 

Règne le Prince des galères

Le cardinal aux nerfs de feu

Toutes les larmes de la mère

Ne pourront lui fermer les yeux.


 

 

   Ici apparaît dans le cadre du Palais-Royal, du Palais-cardinal et de la galerie des Galères le cardinal Richelieu. En face de Richelieu, la révolution, la sèche révolution. La révolution dite morale, juge, guillotine. Guillotine : la veuve.

   Dans la Bible le Livre des Juges se situe entre le Livre de Josué et celui des Rois.

   Le Juge suscite l'étranger, l'isolé, celui qui se sépare et se sent séparé.

   Le prévenu, le condamné s'opposent à l'Innocent.


 

 Le Juge exige, l'enfant essaie de répondre à cette exigence, le jeune homme se révolte puis se réconcilie avec elle. Ensuite vient le piège, l'enfant y tombe. Il est toujours enfant mais avec la force de l'homme. Le Juge exige qu'il dépense cette force pour la femme, car la femme est au fond du piège.

  Mais il ne peut dépenser là toute sa force, le Juge le pousse à donner le reste à une cause. L'Église survient, autre épouse, puis la Cause, sa force toujours se répand sur les autres.


 

   Plus il est fort, plus il s'enferre. Le Juge, lui, suscite constamment de nouveaux devoirs. Et l'instinct égotiste il le retourne contre lui-même. Il se juge, il se condamne, il s'emprisonne, il se marque au fer rouge.

   Enfin vient l'heure de l'écrasement, de la faiblesse. Peut-être est-ce dans la faiblesse et par elle qu'il se sauvera. Mais il ne peut demeurer dans la faiblesse. Si le condamné doit se sauver par la faiblesse, il lui faut un principe de revitalisation pour vivre ensuite. Lequel?

   Dans la grande salle du tribunal, en face du Juge qui est sous le Christ noir fixé au mur, parfois le prévenu regarde les hautes fenêtres. Les fenêtres aux vitres sales qui dispensent un jour froid et triste. Aucune possibilité de fuite, ni d'espérance de ce côté. Mais lorsque sa faiblesse le contraint à se laisser tomber, il voit, couché sur le sol, que la porte est ouverte et que personne ne la garde. Cette porte, hélas, a toujours été ouverte et quand il rampe vers elle le Juge ne fait aucun geste pour le retenir.

   Derrière la porte il y a le jardin du monde. Mais dans cette grande image de la totalité, dans ce sol humble, humide où il retrouve l'air, les plantes, les arbres et la pesanteur de la liberté, y a-t-il des lois, des forces suffisamment impérieuses pour contrebalancer celles de la servitude et du jugement ?

  Assis sur le premier banc rencontré, savourant sa première soirée de ciel libre, il n'ose croire à sa liberté, il sent qu'insidieusement le regard l'a suivi avec le souvenir du Juge et l'odeur poussiéreuse du tribunal.


 

  Le Juge est l'allié des forces de Mort. Il est le fournisseur de la Veuve. Il acquitte aussi au nom de la Loi.

  L'Ancien Testament applique la Loi, le Nouveau accomplit la Loi en la dépassant. Jéhovah fait payer sa dette au coupable. Jésus paie cette dette lui-même. Le nouveau règne, celui de l'esprit, celui du nouveau Christ éteindra-t-il la dette ?

  L'ancien règne voit mourir l'homme qui paie. Le deuxième règne est celui de l'homme qui paie avec l'argent sanglant du Christ. Le nouveau règne sera-t-il celui où l'homme paie et éteint la dette pour lui-même et peut-être pour la race future ?


 

   Supprimer l'obstacle en supprimant la vie, annihiler le jugement dans la mort, telle est la tentation du condamné.

   À chaque tentative nouvelle pour satisfaire le Juge, sa force diminue. Le moment vient où il a honte de lui-même. Le sang appauvri, les muscles débilités, le cheveu déjà rare, il n'aime plus se mesurer aux autres dans les belles compétitions viriles. La fierté de jadis a disparu, c'est un animal de charge, une bête usée et méfiante, parfois rusée, qu'il contemple le soir dans son miroir.

  Où sont les forces de son passé, les matins quand il partait, régénéré par la fraîcheur de l'aube, avec autour du cou le puissant collier de sa corde de montagne ?

  Le piège l'entoure toujours. Il se souvient du grand tremblement qui l'a pris lorsqu'il le vit la première fois. Sa main prise et embrassée. La machine est dévoratrice et si tu y mets le doigt, le bras, puis tout le corps y passe.

  Pris entre la Mère et l'Épouse, entre la Mère et les Enfants, quelle est la place du condamné ? Il cherche une place clandestine – c'est là ta faute – qui soit bien à lui. Une chair dont la saveur soit familière. Hélas, c'est toi-même que tu recherches. Étranger, étranger.

  Quand le prévenu est sous la pression du Juge, le froid se répand. Le prévenu se glace et devient juge à son tour. L'action du jugement est glaciale, l'âme s'étrécit, la chaleur humaine se perd, le rire est condamné, l'esprit est alourdi.


 

  Alors on traverse des formes nouvelles, on entre dans un monde minéral, la pierre est bleue et froide. On traverse les interminables cimetières des actes malvenus, des pensées éteintes, des amours mortes et des amitiés refroidies. Au pied des tours noires, ruinées, indestructibles, on retrouve les vieux péchés, les vices incrustés dans l'esprit, les faiblesses insurmontables comme autant d'ossatures, d'épines dorsales d'une vie irrémédiablement figée en elles.

  L'oeil de la mère rôde le long de ces murs calcinés d'où jaillit parfois l'eau fade des grands urinoirs. Urine, urine pécheresse.

  Le juge rouge, le cardinal des morts s'érige aux portes de l'amour et se voyant, il se condamne.


 

  De nouveau l'univers du froid, les extrémités du corps, celles qui marchent et qui s'élancent, celles qui caressent et qui étreignent, se glacent. Il ne me reste que le coeur pour aimer la vie ?


 

 Merda. Le brigadier Merda entre et d'un coup de pistolet fracasse la mâchoire de Robespierre. Après cela le silence de Saint-Just et l'ombre de Bonaparte.


 

 

 

 


 

24 septembre 1954


 


 


 

Avec le bleu de l'air

Avec la sève, avec la feuille

Avec la force des bleuets

Mon abeille a quitté pour le Livre du ciel

Le profond pollen des chagrins.


 


 


 

   C'est le premier poème que j'ai pu mettre au point après plus d'un an de stérilité.

 

 

 

 

 

 

Henry Bauchau, Conversation avec le torrent, Journal (1954-1959), Actes Sud, 2018, extrait pages 14-19.

 


 

Hasardée dans le rêve avec tous ses gisants
Dans la vie qui s'écoule entre ses noeuds coulants
J'ai vu la charité de la forme éclairant
Dans le monstre échoué le poème naissant.

Henry Bauchau

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