errance
la signature du regard est une affaire intime
J'ai mal !...
C'est le début de l'hiver, un jour comme les autres, dangereux ... qui laisse filer le temps. Une impression de malaise me gagne, un manque d'enthousiasme, des projets flous, des désirs frustrés, enfin rien de très inquiétant, ce sont des pensées un peu sombres.
Je suis seul responsable.
Je pense à un prochain rendez-vous avec une importante institution. Je suis censé réfléchir à un nouveau travail à réaliser, il me faut donner des réponses claires et, pour la première fois, remplir des cimaises, beaucoup de murs blancs.
Je ne suis pas très "exposant".
Que faire? ... Je suis libre, il me manque le désir, c'est-à-dire le plus important. Cette responsabilité me pèse. Il y a trop de guides, pas assez de solitude! ...
Je pourrais partir sur les routes, chercher le réconfort dans les déserts, fuir dans des histoires à me donner bonne conscience, vanter l'utilité de mon métier ou faire l'éloge des derniers hommes libres ...
J'ai le choix aussi de retourner sur des lieux aimés pour y travailler différemment. Mais rien ne me plaît!
Un matin, je me retrouve dans le bureau du rédacteur en chef d'un grand magazine illustré, à l'initiative d'un commercial de mon agence. Nous avons parlé de voyages, de sujets, il me savait réticent à certaines photographies. Habile et sympathique. Nous avons beaucoup parlé des écrivains voyageurs.
Un mot revenait toujours dans la conversation, c'était le mot errance. Mais comment photographier cette errance et d'abord qu'est-ce que cela voulait dire?
Je promis d'y réfléchir ...
Je rentrai chez moi et regardai la définition d'errer dans un dictionnaire: "aller ça et là à l'aventure", "aller de côté et d'autre en parlant des choses", "qui ne se fixe pas, qui s'égare".
Par contre, pour la définition d'errements, cela devenait plus confus. Il y avait "s'égarer, faire fausse route, se tromper" et la racine du latin médiéval -- iterar -- "voyager, aller droit son chemin".
Quelques jours plus tard, un ami croisé dans la rue par hasard, qui prétendait bien me connaître, m'affirma que je ne serai jamais dans l'errance car j'avais toujours un projet derrière chaque voyage. J'écoutais tel photographe qui confondait l'errance et le carnet de voyage, un autre voyait le portfolio comme une errance. Plus la définition devenait insaisissable, plus l'idée de ce défi me plaisait.
Je parlai de mon projet au docteur Grivois, qui dirigeait encore à cette époque le service psychiatrique de l'Hôtel-Dieu à Paris où j'avais tourné le film Urgences.
Il connaissait bien l'errance des errants qu'on amène à l'hôpital.
-- Est-ce qu'on peut être normal et errer?
-- L'errance, c'est une conduite, sans but déclaré. Moi, je considère que l'errance est un phénomène normal dans l'humanité, comme si le fait d'être ensemble, partout, engendrait de l'errance. Mais il y a une errance très différente, une façon psychotique d'errer. On parle d'errance, ici, à l'Hôtel-Dieu, car l'errance est étroitement liée à l'entrée en psychose. Souvent ça tourne mal. Cette errance-là nous ne la voyons jamais ou très tard. Justement parce qu'elle est assez normale.
-- Qu'est-ce que vous faites pour eux?
-- Il y a un moment où tout bascule, c'est le moment où ils se disent : je suis le centre du monde. Je les vois à un stade où cela ne va plus du tout, ils ont perdu le sommeil, ils ne mangent plus, ils sont sales et cela peut durer de quelques jours à quelques semaines. Alors ils ont besoin d'être assistés. Leur famille est à leur recherche. On a pas le droit de les laisser. Peut-être dans certaines cultures, en Afrique, par exemple, c'est mieux toléré. Je n'en suis pas sûr.
[...]
-- Comment l'errant se conduit-il?
-- Il erre d'un lieu à l'autre, d'une rue à la suivante, d'une personne à l'autre. Il navigue au sein de l'espèce humaine. Une autre chose qui frappe aussi, c'est le contact uniforme qu"il a avec tout le monde, et tous les lieux qu'il traverse. C'est comme s'il ne reconnaissait qu'un homme à travers chacun de ceux qu'il côtoie, le même homme, le même lieu aussi, et comme si chacun, homme ou lieu, lui procurait la même impression à travers son errance. C'est comme s'il ne tenait plus compte des différences d'âge, de fonction, de niveau social ou de sexe, de pays, de paysage...
Ce point de vue qui faisait de l'errance une maladie mentale me surprenait et m'inquiétait. Le docteur Grivois tenta de me rassurer :
-- Mais vous voyez, Le Bateau ivre de Rimbaud "Comme je descendais des fleuves impassibles, je ne me sentis plus guidé par les haleurs"... C'est extraordinaire ce poème, c'est prodigieux, cela résume une errance qui se termine bien. Je pense que c'est le privilège des artistes, des créateurs de religions et puis peut-être de certains individus, que cela puisse se terminer bien.
-- J'ai une chance alors?
Le docteur Grivois ne répondit pas. Il continuait.
-- Les errants sont extrêmement séduisants, je veux dire qu'ils ont quelque chose... Ils sont à la fois dans l'émerveillement, ils rayonnent, et ils ont peur. Pas toujours, il ne faut pas généraliser, dit-il en souriant.
J'étais averti.
Mon défi est-il réalisable? Il n'y a rien de photographique dans tout cela, je suis peut-être dans l'erreur!
Mais comment, avec un appareil photographique, avancer sur ce thème de l'errance?... L'acte photographique est un moment si court, comment lui donner des traces, un corps, surtout une durée? Je me dois de trouver ce que les Allemands appellent Einstellung, c'est-à-dire comment se situer par rapport à ce que l'on montre, et à quelle distance.
Le réel est si éphémère, si fragile, si facile quelquefois à aborder, que nous cherchons toujours une caution. Nous nous réfugions derrière les mots information ou documentation. Tout ça pour mieux avouer avoir du plaisir à photographier.
Je n'ai pas toujours aimé être reporter, j'ai fait un long détour, aurais-je assez de passé pour photographier ces lieux inconnus?...
La photographie n'est pas ma mémoire.
[...]
Raymond Depardon, Errance, collection Points, Editions du Seuil, octobre 2000, pages 7-11
Photos Raymond Depardon / Magnum
( à suivre...)
Raymond Depardon
Errance
Collection Points, Editions du Seuil, octobre 2000.
Photos Raymond Depardon / Magnum.
Choix des photographies et entretiens : Clémence René-Bazin
Mise en forme du texte : Hélène Kelmachter
Tirages : Patrick Toussaint
Appareil Alpha 6 x 9, objectif 58 m/m Schneider
Les entretiens ont été réalisés en juillet 2000
et transcrits par Sabine Beaufils-Fievez.
Errance - - Raymond Depardon | Editions Points
http://www.lecerclepoints.com/livre-errance-raymond-depardon-9782020604192.htm
L'éditeur
Magnum Photos Photographer Portfolio
https://pro.magnumphotos.com/C.aspx?VP3=CMS3&VF=MAGO31_10_VForm&ERID=24KL535T16
Raymond Depardon sur le site de l'agence Magnum.