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L'atelier Poésie de Martine Cros


LE HAÏKU [LA PRÉPARATION DU ROMAN] - ROLAND BARTHES

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 17 Janvier 2018, 23:00pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Roland Barthes, #Haïku, #Roman

 

 

Roland Barthes

 

LA PRÉPARATION DU ROMAN

 

 

Cours au Collège de France

1978-79 et 1979-80

 

*

 

Sous la direction d'Éric Marty,

Éditions du Seuil,

Octobre 2015

 

 

Texte annoté par Nathalie Léger

Transcription des enregistrements par Nathalie Lacroix

Avant-propos de Bernard Comment

 

 

 

(Version inédite,

Du Haïku à Proust)

 

 

Roland Barthes en 1979, Crédits : Andersen Ulf - Sipa

Roland Barthes en 1979, Crédits : Andersen Ulf - Sipa

 

 

 

 

Séance du 6 janvier 1979

(Extraits)

 

 

 

 

 

LE HAÏKU

 

Je reprends le cours et j'aborde maintenant, pour un nombre de séances indéterminé, un certain nombre d'observations sur cette forme de poésie japonaise qu'on appelle le haïku.

 

 

« Mon » haïku

 

Je vous rappelle le problème que j'ai posé : passer de la Notation (du Présent) au Roman, et donc d'une forme brève et fragmentée (par exemple les « notes » que l'on peut prendre au jour le jour dans un journal intime ou dans un carnet de romancier) à une forme longue et continue qui est celle ordinairement du roman. Donc, de là, a suivi la décision de m'occuper un peu du haïku pour ensuite m'occuper du roman. Cette décision est moins paradoxale qu'il n'y paraît, parce que le haïku est une forme exemplaire de la Notation du Présent : c'est un acte minimal d'énonciation, une forme ultrabrève, une sorte d'atome de phrase qui note ( c'est-à-dire qui marque, cerne, glorifie : dote d'une renommée, d'une fama1) un élément ténu de la vie « réelle », présente et concomitante du sujet qui écrit.

Évidemment, ce que je vais avoir à dire du haïku n'aura rien d'historique. Il s'agira de « Mon » haïku – « Mon » ne renvoie pas, ou ne renvoie pas finalement, à un égostisme ou un narcissisme (ce n'est pas la même chose – reproches faits parfois, paraît-il, à ce cours). Or dans mon esprit, le fait de dire « je » sous certaines conditions que j'essaie d'observer sans le dire ne renvoie donc pas à un narcissisme ou à un égotisme, mais à une Méthode. Pour moi, le fait de dire « je » est un acte méthodique. Il s'agit d'une méthode d'exposition, d'une méthode de parole qui consiste non pas à dire le sujet, mais essentiellement à ne pas le censurer (ce qui est tout différent). Par conséquent, cette méthode viserait, si elle était bien observée et peut-être au bout d'un certain temps, à changer les conditions réthoriques de l'Intellectuel, du discours intellectuel. Donc « Mon haïku », ça veut dire simplement que le haïku va me servir de thème cristallisateur, de thème à variations (comme on dit en musique), de lieu géométrique de pensées, de problèmes et de goûts. Le haïku fonctionnera pour nous (si vous voulez bien entrer dans le jeu évidemment) comme une sorte de « simulacre » ou d'  « alibi » au sens étymologique du terme ; ou encore mieux, d'une façon plus provocante, comme un acte de nomination : « à tout ce que je vais dire, je donne le nom de haïku, avec cependant une certaine vraisemblance ». Ce serait un peu ce qui se passe dans – je ne sais pas si vous avez lu ça – je ne sais pas si c'est dans Les Trois Mousquetaires de Dumas quand Aramis est confiné dans une auberge où il discute avec des prélats et à un moment on leur apporte de la viande le jour de carême (mais peut-être est-ce un faux souvenir) et il dit : « Je te baptise carpe2 ». Je dirais de la même façon : «je te baptise haïku ». (…) Donc, il s'agit ici d'un Discours, non de l'Explication, ni même de l'Interprétation, mais de la Résonance : comment le haïku résonne.

 

 

 

1 Fama : ici « renommée, réputation ».

2 Roland Barthes évoque la scène des Trois Mousquetaires d'Alexandre Dumas lorsque, sous l'habit de prêtre, Aramis rebaptise du nom d'un poisson le copieux plat de viande qu'on lui sert un vendredi.

 

 

 

Et maintenant je voudrais parler du haïku

dans sa matérialité

 

Alors je préviens : dans sa matérialité et non pas dans son histoire, ni même dans sa structure (technique), mais tel qu'il se donne à voir à un Français.

Pardonnez-moi, à ceux qui le savent, de rappeler que le haïku ou le haïkaï, disons le haïku, est un tercet, un groupe de trois petits vers. Nous autres Français, il me semble que nous n'avons pas couramment dans notre poésie cette forme du tercet. Tout existe dans la poésie. Il y a donc certainement des tercets dans la poésie française, mais ce n'est pas une forme normale et courante de la poésie, qui semble commencer plutôt au quatrain, alors que vous savez que toute l'oeuvre de Dante 3, toute la Divine Comédie, est écrite en tercets. Le hasard a fait que, au moment où je préparais ce cours, je lisais du Valéry et je suis tombé sur cette phrase : «  Dante n'a rien donné aux Français. » Pas même le tercet. Simplement d'après Valéry, dans la troisième partie de la Divine Comédie qui s'appelle Paradis, il aurait produit une manière de versification abstraite, que Valéry dit avoir reprise dans Le Cimetière marin 4: « Je lis le Paradis par bribes. Il se trouve que le style de ce langage touche de près à certaines visées que j'ai ou j'ai eues. Une manière de versifier l'abstraction dont j'ai usé un peu dans Le Cimetière marin, sans me douter que j'effleurais une illustre manière. » Donc en France et pour les Français, pas de tercets.

Or, le japonais est une langue très fortement syllabique. C'est une langue qui est faite de syllabes bien nettes, bien posées (même si, lorsque les Japonais parlent à la vitesse normale de leur langue, on ne distingue pas bien le découpage syllabique : en réalité, c'est une langue très syllabique et je dis en passant d'ailleurs, sans en tirer de conséquence, qu'on a pu mettre l'acte de syllabation en rapport avec la manducation, car dans la production de la syllabe et dans l'action de manger il y a à peu près la même action du maxillaire inférieur ; en réalité, nous mangeons nos mots, nous mâchons nos mots ou nous les mordons) ; le japonais est donc une langue très fortement syllabique, cela se voit dans le fait qu'il y a un alphabet syllabique qui s'appelle le kana et qui double les kanji ( c'est-à-dire les idéogrammes qui sont l'écriture courante du japonais, que le japonais a empruntés au chinois avec bien sûr une autre prononciation). Il y a donc en japonais deux alphabets supplémentaires, le kana, un alphabet syllabique qui est surtout utilisé pour les noms propres et pour les mots-outils (car évidemment les noms propres ne pourraient pas s'écrire en idéogrammes alors on a un alphabet qui aide l'expression des noms propres et c'est un alphabet syllabique). Une autre preuve du caractère syllabique du japonais, c'est que c'est une langue où il est relativement facile de prononcer les mots, et par conséquent de se faire comprendre. C'est une langue extrêmement difficile à apprendre par sa syntaxe, son vocabulaire, et aussi par l'écriture idéographique, mais en réalité c'est une langue qui est facile à percevoir phonétiquement et je dirai, par exemple, à ce sujet, qu'il est beaucoup plus facile de prendre un taxi à Tokyo qu'à New York. (…)

Le haïku comme tercet comprend une formule canonique orthodoxe qui est au nombre de trois vers, le premier de cinq syllabes, le second de sept syllabes et le troisième de cinq syllabes. Je vais vous donner un exemple de haïku en japonais pour que vous puissiez vous-mêmes compter les syllabes, pour voir que je ne vous raconte pas d'histoires. Alors je ne sais pas s'il y a des personnes dans une salle dite sonorisée – qui est un euphémisme pour dire qu'elle n'est pas visualisée – mais je m'excuse auprès d'elles parce que je vais écrire ce haïku au tableau.

 

Furu ike ya

Kawazu tobikomu

Mizu no oto

 

 

Je vais compter : Fu-ru-i-ke-ya : cinq ; ka-wa-zu-to-bi-ko-mu : sept ; mi-zu-no-o-to : cinq. Cinq-sept-cinq. C'est un haïku très célèbre, il est de Bashô. Et un auteur français, Etiemble, préoccupé par ces problèmes de littérature orientale, a voulu traduire (je reviendrai d'ailleurs sur la question) ce haïku en gardant le rythme cinq-sept-cinq, et voilà ce que ça a donné :

 

Une vieille mare (cinq syllabes)

Une raine (c'est la grenouille) en vol plongeant

Et le bruit de l'eau

 

 

Cinq-sept-cinq. Je trouve ça personnellement très mauvais comme traduction ! Et je reviendrai sur ce problème d'avoir à traduire en cinq-sept-cinq.

La formule canonique du haïku, c'est donc ce que j'appellerai 575 (cinq-cent soixante quinze). Naturellement, il y a des exceptions, comme toujours, des adaptations, des licences, il y a une certaine tendance au vers libre. Ceci nous importe, parce que si le haïku va vers le vers libre, à ce moment-là, tendanciellement, il ne restera plus que la notation pure, non versifiée, non mesurée (avec comme seule contrainte dont je parlerai beaucoup la prochaine fois : la présence de ce qu'on appelle un mot-saison, un mot qui dénote la saison : contrainte qui elle-même est, à la fin, contestée), avec, comme toujours dans les cas d'histoire littéraire et d'histoire des formes, un retour du balancier : certains haïkistes réclamant le retour strict au 575 (si vous voulez bien accepter que nous donnions au haïku ce qui est presque le nom d'un canon de la Grande Guerre ! ) ; 575 pour nous, c'est le haïku ; or, ce que nous consommons, nous, c'est un vers libre, et qui nous plaît. Quand nous lisons du haïku traduit, nous consommons un vers libre et un vers qui nous plaît malgré l'absence de métrique. Ici donc, se pose le problème de la traduction des haïkus dont je veux dire un mot sur deux aspects.

 

 

 

3 L'écriture de la Divine Comédie est fondée sur la « tierce rime », strophe formée de trois vers dont le premier rime avec le troisième et le deuxième avec le premier de la strophe suivante.

4 Paul Valéry, lettre à son frère Jules Valéry, 29 mars 1922 (Paul Valéry, Oeuvres, I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 45).

 

 

 Roland Barthes en 1979, Crédits : Andersen Ulf - Sipa

Roland Barthes en 1979, Crédits : Andersen Ulf - Sipa

 

Traduction

 

Premièrement, je voudrais souligner l'énigme, ce qui est pour moi une énigme : comment ce qui me vient d'une langue très étrangère (et par là même très étrange), dont je n'ai pas le moindre rudiment (en lisant des vers japonais je serais absolument incapable de vous dire où sont les substantifs, où sont les verbes, etc. : je ne reconnais absolument rien) – et qui plus est d'un discours « poétique » – cependant vient me toucher, me concerne et m'enchante (et pourtant aussi, je ne puis vérifier, même de loin, la traduction). C'est là qu'il y a une énigme. Quand je lis des haïkus, je suis entièrement livré au traducteur et cependant, le traducteur visiblement ne fait pas barrage. Par conséquent, il y a, de moi au haïku ou du haïku à moi, une situation de familiarité tout à fait paradoxale et tout à fait énigmatique. Et il faut toujours penser à l'exclusion que représente ordinairement une langue étrangère absolument opaque. Je lisais ces jours-ci du Valéry et je retrouvais cette notation lorsque, en voyage à Prague c'est-à-dire au milieu de la langue tchèque, il dit : « Perdu à l'étranger dans la langue ignorée. Tous se comprennent et sont humains entre eux. Et toi, non, et toi, non... 5» Voilà la situation du sujet qui ne parle pas, qui n'entend pas une langue étrangère dans laquelle il est plongé. L'énigme, justement, c'est qu'avec le haïku, qui est écrit dans une langue qui finalement m'est beaucoup plus étrangère que le tchèque où je pourrais peut-être reconnaître de vagues mots slaves que je connais, le haïku malgré tout m'est humain, et m'est absolument humain. Comment cela est-il possible (d'autant qu'en ce qui me concerne, je n'ai pour ainsi dire jamais cette sensation de familiarité avec d'autres poésies traduites d'autres langues) ? Les traductions font en général un barrage très sérieux quant à ma lecture. Je peux lire évidemment de grands romans étrangers traduits en français comme Tolstoï ou Dostoïevski ou Don Quichotte, etc. Mais dès qu'il s'agit de poésie, je n'accède pas bien à la traduction. La traduction ne m'est pas précisément humaine, quelle qu'elle soit. Il est très rare qu'une traduction de poésie me soit humaine, et c'est pour ça que j'ai toujours eu tendance, probablement à tort mais c'est un fait, à me replier sur ma langue qui est le français et à avoir un rapport absolument privilégié avec la langue française ; et c'est aussi pour ça que je n'ai pour ainsi dire jamais écrit sur des auteurs étrangers sauf cas d'espèce, dans le cas de Brecht par exemple, parce qu'il s'agissait de théâtre.

Alors comment cette familiarité est-elle possible ? Je me l'explique ainsi : le haïku est la conjonction d'une « vérité » (non conceptuelle, mais vérité existencielle, de l' Instant) d'une part et, d'autre part, d'une forme. Je pense à cet autre mot de Valéry :  « faire voir que la pensée pure et la découverte de la vérité en soi ne peuvent jamais aspirer qu'à la découverte ou à la construction de quelque forme 6». On cherche la vérité pour produire une forme. Position très provocante à l'heure actuelle. Je crois en effet que la forme (le « quelque forme », une forme) prouve, manifeste la vérité (il y a une preuve par la forme distincte de la preuve par le « raisonnement »). Mais pour nous, Français, le haïku n'est pas une forme puisque nous ne le percevons pas dans sa métrique. À quoi je répondrai précisément : si, c'est une forme, c'est une forme même pour nous Français et la seule explication du lien de familiarité que j'ai avec le haïku traduit est alors que la brièveté de l'énoncé – son encadré – est déjà une forme en soi ; voilà déjà ce que le haïku m'apprend : la Forme brève est un inducteur de vérité : et c'est de cela dont nous avons la sensation lorsque nous lisons un haïku, malgré toutes les distances de la langue et de la structure poétique. Nous avons l'impression d'un rapport qui correspond au titre que Goethe donna à l'un de ses recueils : Poésie et Vérité. « Poésie et Vérité » nous apparaît à travers le haïku comme le syntagme juste. Et peut-être que la seule justification de la Poésie, très paradoxalement, c'est la vérité. Ça n'est pas la beauté, pour reprendre les concepts classiques, ce serait finalement la vérité. Dans la Poésie, la forme, et la forme seule, fait toucher la vérité ; il y a un pouvoir tactile de la forme : on touche le mot, on touche le vers, on touche le tercet, et c'est comme si on touchait la vérité.

Le second problème posé par la traduction des haïkus est celui de la traduction « poétique » du haïku. Comme je vous l'ai indiqué, certains traducteurs ont voulu traduire en vers français (sans rimes) le cinq-sept-cinq syllabes (vous avez vu la traduction d'Étiemble). Mais en fait, je le dis franchement, pour moi cela n'a aucun sens. Nous ne pouvons percevoir un mètre, une mesure, un rythme syllabique que si la formule métrique nous est soufflée par notre propre culture poétique et si le code est comme une trace, un frayage imprimé, incisé dans nos méninges et reparcouru, reconnu par la performance du poème. Autrement dit, je dirai à la limite qu'il me semble qu'il n'y a pas de rythme en soi et que tout rythme est civilisé ; sinon la formule est mate (ce n'est pas une formule) : elle n'opère pas, ne fascine pas, ou si vous voulez n'endort pas. Parce que, dans notre culture, nous n'avons pas la formule cinq-sept-cinq et que nous avons très peu d'heptasyllabes et très peu de cinq syllabes, par là même nous ne pouvons pas accéder au charme et à la fascination de ce rythme. Et par conséquent, ce n'est pas la peine d'essayer de le reproduire en français. Je veux dire que tout rythme (et donc le rythme poétique aussi) a pour fonction d'exciter ou d'apaiser le corps, ce qui, à un certain niveau, à un point très éloigné, profond et primitif, du corps, est la même chose : exciter et apaiser, à un niveau très éloigné, c'est pour ainsi dire la même chose. Exciter ou apaiser le corps, par la formule (la formulation), c'est intégrer le corps à une nature, c'est donc le réconcilier, c'est faire cesser la séparation, c'est le dé-sevrer. On a pu dire (un théoricien de la rhétorique et de la métrique qui est Morier) que le mètre (avec sa monotonie) conduisait à l'euphorie et à l'idylle, que le vers était pacifique. Peut-être qu'effectivement le vers est toujours pacifique et que sa fonction est, d'une certaine façon, d'endormir, d'apaiser, de calmer, de pacifier, de réconcilier le corps. Or, en français, je répète, il me semble qu'il y a très peu heptasyllabes, et pour ainsi dire pas de pentasyllabes (comme toujours, il faudrait évidemment vérifier : je ne suis pas du tout compétent, ma culture poétique est faible et il faudrait vérifier, mais en partant de ce principe que dans la littérature tout existe, le seul problème c'est de savoir où ça existe : donc il y a sûrement en français des vers de cinq syllabes).

 

 

 

5 « Éphémérides », octobre 1926 (Paul Valéry, Oeuvres, I, op. Cit., p. 50)

6 Paul Valéry, lettre à Paul Souday, 1er mai 1923, à propos d'Eupalinos, ibid., p. 46.

 

Roland Barthes, Dessin, 14 août 1975. - BNF, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS - Exposition Les Ecritures de Roland Barthes, Panorama, du 5 mai au 26 juillet 2015 à la BNF.

Roland Barthes, Dessin, 14 août 1975. - BNF, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS - Exposition Les Ecritures de Roland Barthes, Panorama, du 5 mai au 26 juillet 2015 à la BNF.

 

Typographie. Aération

 

(…)

 

Donc, pour goûter le haïku – même et surtout en français où il y a évaporation de la métrique –, il faut le voir écrit, avec la rupture des lignes : c'est un petit pavé aéré, un petit bloc d'écriture, comme un carré idéogrammatique. Au fond, à un autre niveau mental, plus profond et débarrassé des découpages superficiels du discours courant, on pourrait dire que le haïku – que un haïku – est à lui tout seul, dans son entier, dans sa finitude, dans sa solitude sur la page, comme un seul idéogramme, c'est-à-dire « un mot ». Et encore une fois, j'étais en train de préparer ce cycle quand j'ai lu des remarques de Valéry et j'ai trouvé ceci, qui allait si bien à ce moment-là avec ce que j'étais très fier d'avoir trouvé tout seul et qui est ce propos de Mallarmé rapporté par Valéry : « Moi, j'en suis arrivé à supprimer la ponctuation ; le vers est un tout, un mot neuf – jamais ouï, celui qui ponctue a besoin de béquilles, sa phrase ne va pas toute seule 7». Il y aurait beaucoup à dire sur la ponctuation [Sollers !]8, le fait que les écrivains qui aujourd'hui renoncent à ponctuer prennent des risques énormes d'illisibilité, bien que ces risques aient été en quelque sorte prévus et demandés par Mallarmé. Disons que ce qu'il y a de drôle dans l'idée de Mallarmé, c'est que le vers (ou le haïku) soit comme un seul mot, et aussi que la phrase doive aller toute seule. Et que la ponctuation voudrait dire, si on la met, que l'écrivain lui-même a peur et qu'il sent que sa phrase ne va pas toute seule. Le haïku va tout seul. Et c'est en cela que j'ai un bon rapport avec le haïku, c'est qu'en général, il va tout seul jusqu'au bout. (…)

Donc la typographie est, je crois, une détermination de lecture ; le fait que l'on aille à la ligne après chacun des vers du tercet est très important, car cela constitue le haïku, même lorsqu'il y a abolition de la métrique. Une preuve (si l'on peut dire), un indice qui va dans le sens de ce que je dis, c'est un problème qui a été posé par l'un des traducteurs du haïku, Coyaud9, qui s'est demandé à très juste titre si certains poèmes français pouvaient approcher le haïku ? Est-ce que l'on pouvait considérer certains poèmes français comme des sortes de haïkus ? Eh bien, je pense que non, cela n'est pas possible, pour des raisons qui réapparaîtront plus tard, dans la suite du cours ; mais, pour le moment, je dirais que ce qui est sûr, c'est que si quelque forme pouvait chez nous, de temps et temps, faire penser parfois au haïku, ce ne serait pas un poème, si court soit-il (il y a des poèmes extrêmement courts, par exemple dans Victor Hugo, mais ce n'est pas du tout cela qui pourrait nous faire penser au haïku), ce serait parfois seulement un seul vers – qui peut sonner à lui tout seul comme un haïku, mais encore faudrait-il alors (je suis toujours dans l'idée de l'aération constitutive du poème), même si cela apparaît puéril, tronçonner ce vers en trois parties pour que ça devienne un haïku – c'est-à-dire mimer visuellement le haïku, même si cela n'a aucune réalité métrique : encore une fois l'aération du graphisme fait partie de l'être du haïku. Mallarmé justement, réfléchissant sur le vers libre, avait dit qu'il y avait d'énormes difficultés à faire des vers comme il disait « sans cloisons ». On peut dire que quand on va à la ligne après un vers et qu'on laisse par conséquent un blanc, ce blanc est comme une sorte de morceau d'air, un tampon d'air, une cloison de vide, une cloison d'air, et que c'est cela qui fait le vers. Enfin, il faudrait rappeler le rapport de la graphie et de la peinture chez les Orientaux, en tant que ce rapport collabore à la constitution d'espaces dits « vides ». À chaque fois que les poètes calligraphes chinois ont fait des compositions où il y a à la fois des dessins et des vers, il y a toujours cette sorte d'aération, de vide qui revient.

Je vais vous donner comme exemple très subjectif de ce problème du vers français qui peut devenir haïku si on admet de le tronçonner, un vers du poète Milosz (cf. anthologie de Schehadé 10) qui est à mon avis presque un haïku – nous verrons peut-être plus tard en quoi à mon avis il ne l'est pas tout à fait. Ce vers se dit et se lit surtout comme un seul vers, sur une seule ligne et c'est :

Toi, triste, triste bruit de la pluie sur la pluie

Ce vers gagnerait en haïku (ou en « haïkité ») si nous l'écrivions en trois tercets :

 

Toi triste (à la ligne)

Triste bruit de la pluie (à la ligne)

Sur la pluie

 

 

Cela en devient presque un haïku parce que je dirais que le contenu, c'est-à-dire la notation de sensibilité, est très haïkiste : le rapport des deux bruits, des deux pluies est quelque chose de très haïku, mais encore faudrait-il qu'il y ait cette aération. Et en fait, ce qui n'est pas haïkiste à mon sens, c'est l'interjection Toi.

Alors, je le répète : il ne faut pas sous-estimer les faits de disposition de la parole sur la page. Tout l'art oriental (chinois) est un respect de l'espace, c'est-à-dire (comme je l'ai dit déjà plusieurs fois, je radote) de l'espacement (non pas de l'espace mais de l'espacement). Et vous savez que le japonais ne connaît pas, paraît-il, vraiment les catégories kantiennes essentielles de l'Espace et du Temps, mais une autre catégorie – qui les traverse tous les deux –, la catégorie de l'Espacement, de l'Intervalle, que ça soit en temps ou en espace, et que l'on appelle en japonais : Ma.

Je ferai là deux remarques :

Quand on parle du « Vide » (oriental), ce ne doit pas être en général dans un sens bouddhiste (nous avons peut-être quelquefois tendance à mettre un peu dans la même région l'Asie, la Chine et le Japon d'un côté et de l'autre le bouddhisme, ça n'est pas la même chose, bien sûr, il y a l'Himalaya entre, et surtout le bouddhisme est rattaché canoniquement à une langue qui est l'indo-européen, le sanskrit, et par conséquent il est très proche de nous, tandis que les langues proprement orientales n'ont aucun rapport avec cette structure de l'indo-européen). Donc le vide ne doit pas être reçu ici dans un sens bouddhiste, mais plus sensuellement comme une respiration, une aération et, s'il on peut dire, une matière ; j'ai lu le mot d'un physicien qui m'a beaucoup surpris (j'espère qu'il est vrai et que ma citation est exacte) : « S'il n'y avait pas d'espace entre la matière, tout le genre humain tiendrait dans un dé à coudre. » Je ne suis pas assez physicien pour vous expliquer cela, mais la métaphore est très belle en tout cas. Et je dirai que le haïku : c'est « l'anti-dé à coudre », l'anticondensation totalisante, et c'est cela que dit le tercet haïkiste. Je laisse libre de se faire les interprétations thématiques de cette « protestation de Vide » (comme on dit : protestation de virilité) : pulsion respiratoire, désangoisse de l'étouffement, fantasme de l'Oxygène, de la Respiration Euphorique, Jubilatoire.

Deuxième remarque : Le Ma japonais, l'espace et temps (espacement et intervalle). Nous verrons que le haïku comporte un espacement visuel sur la page qui implique aussi, impliquera, nous le verrons, une pratique du Temps espacé, du Ma temporel !

(…)

 

 

 

 

7 Note de Valéry (…) citée par Jean Hytier dans son édition de Paul Valéry, Oeuvres, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 1762.

8 L'incise de Roland Barthes entre crochets, non prononcée à l'oral, renvoie à l'oeuvre de Philippe Sollers et notamment à H (1973), texte dépourvu de signes de ponctuation.

9 Maurice Coyaud, Fourmis sans ombre, Le livre du haïku, Anthologie promenade, Paris, Phébus, 1978, p.25. Maurice Coyaud évoque les « poètes occidentaux souvent verbeux » et commente certaines exceptions, notamment Verlaine.

10 Georges Schehadé, Anthologie du vers unique, Paris, Ramsay, 1977. (…)

            

     

     

    Roland Barthes, Dessin, mars 1974. - BNF, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS - Exposition Les Ecritures de Roland Barthes, Panorama, du 5 mai au 26 juillet 2015 à la BNF.

    Roland Barthes, Dessin, mars 1974. - BNF, DÉPARTEMENT DES MANUSCRITS - Exposition Les Ecritures de Roland Barthes, Panorama, du 5 mai au 26 juillet 2015 à la BNF.

     

     

    Note de /MC\ :

    Roland Barthes présente ensuite, pour clore cette séance du 6 janvier 1979, le fascicule qu'il a préparé pour ces cours, qu'il a distribué aux auditeurs et qui comporte 66 haïkus, dont il dit qu'ils ne sont pas ses préférés, ni les plus beaux haïkus ; qu'ils ne composent pas une anthologie : il en a juste besoin dans son travail de cours. C'est un « corpus » de documents. Il déroule ensuite une bibliographie sommaire de livres et d'anthologies sur le haïku, dont celui-ci, que je note car il est préfacé par Paul Valéry : « Sur des lèvres japonaises », publié par une Japonaise qui s'appelait Kikou Yamata, avec une lettre-préface de Paul Valéry, Paris, Le Divan, 1924. Mais est-il disponible encore ? Puis il cite en dernier lieu l' « Antholologie du vers unique » de Georges Schehadé, publié chez Ramsay en 1977, et qu'il affectionne tout particulièrement.

     

    Ces extraits ont été cueillis entre les pages 58 et 73 (séance du 6 janvier 1979) ; suit celle du 13 janvier 1979, sur : Enchantement du haïku ; Le désir de haïku ; Non-classification ; Non-appropriation ; Le Temps qu'il fait.

    Sur le thème du haïku, il y a 8 à 10 séances, a priori, selon le sommaire.

     

    Enfin, la source des deux dessins de R. Barthes.

     

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