Luigia Sorrentino
Figure de l'eau
Traduit de l'italien
par Angèle Paoli
Aquarelles
de Caroline François-Rubino
Édition bilingue
Collection Poésie
Éditions Al Manar
2017
ha ingoiato il lago
ha provato a parlare
con un grumo d'acqua in bocca
non so se ha fra le labbra
gli sterpi che lasciano
questi acquitrini
elle a englouti le lac
a essayé de parler
un grumeau d'eau dans la bouche
je ne sais si entre les lèvres elle a
les ronces que laissent
ces marais
P. 18-19
il viola cresce
nella promessa di una voce
secoli e fiumi l'ascoltano
da un'alba di palpebre
lo sdegno del tempo,
alla fonte, la riva della labbra
atoma nel suo transito
la pensée pousse
dans la promesse d'une voix
siècles et fleuves l'écoutent
depuis une aube de paupières
l'indignation du temps,
à la source, la berge des lèvres
embaume sur son passage
P. 26
fra poco sentiremo il fiore
puntuale,
il risveglio che guarisce
indugia ancora, il seme
dove l'acqua ristagna
in un asilo di ombre
cosi tante guerre
d'ici peu
nous percevrons la fleur
ponctuelle,
le réveil qui guérit
hésite encore, la semence
où stagne l'eau
dans un asile d'ombres
ainsi tant de guerres
P. 30-31
Ressenti
de
lecture
L'être et la nature semblent ne faire qu'un dans ce poème de Luigia Sorrentino : il n'y a plus de peau, de langage, de frontière, de passerelle entre l'en dedans et l'au dehors ; la conscience, ce « moi » qui fait attention à tout, peut-être un peu trop souvent, un peu trop partout, disparaît au profit d'émotions diffuses, confuses, mais d'une confusion qui met en valeur l'indiscernable, et souligne la fusion panthéiste avec la nature ; le regard même, habituellement garant « officiel » de la perception de la réalité, est happé par les éléments : la couleur, le ciel ( le vent sur le canal / a scindé l'azur / l'antre des yeux profonds) ; ainsi les mains recueillent-elles la lumière, telles des coupelles d'eau bénite ; ainsi le souffle happe-t-il les brumes et la bouche mâche-t-elle des berges et des plantes aquatiques, mais non plus des mots. L'être entier semble enfanté par la nature (bleue sa tonalité / à l'intérieur fermente / un corps d'eau ). Les os sont comme la charpente d'une autre ville, des ruines de guerres inutiles, ou juste des traits se déplaçant comme des ombres échappées d'un asile (hésite encore, la semence / où stagne l'eau / dans un asile d'ombres / ainsi tant de guerres). La sensation d'exister trouve refuge dans la nature, prééminente, une nature pleine de bonté, qui reste digne devant l'inhumanité envahissante (la nature se justifie d'elle-même / elle absorbe l'humanité / mais ne reconnaît plus / ses enfants // pleure la joie en s'endormant / en elle).
Le Lieu du poème est fait de présences, de paysages, mais lesquels ? Des paysages naturels : bords de rivières, plages, sources, fleurs ... ? Des paysages temporels : aube, réveil, saisons, siècles … ? Des paysages de l'âme ? Intimités, souvenirs, sensations humaines apparaissent sous un lys, sous une aube, s'habillent de lumière, cousent dans les interstices du vent (la couleur sur l'ourlet du vent), s'apaisent : peu de mots dans ce Lieu poétique, souvent un silence les enrobe.
Mais toujours les habitants de ce qui symbolise ici l'Humain sont anxieux de ce noir profond [qui] interroge l'ordre qui lui appartient ; ce « noir » préjudiciable semble être une menace qui vient le plus souvent de l'extérieur que de l'intérieur de l'être quand bien même « être » le foule sous ses pieds (nous emporterons avec nous / la blessure noir profond, / sous la semelle des chaussures ). L'humain toujours trouve refuge et cherche un abri dans le même temps. Il rejoint et il abandonne. Aux confins des paysages, il croise Lumière et Obscurité, ou sont-elles sises en lui si prégnantes qu'il pense pouvoir les enfanter ?
Dans le poème, toutes choses de la nature, de la civilisation (une déjection de plomb, une autre ville...), et les êtres (il, elle, nous...), apparaissent, disparaissent, se serrent, se perdent, s'engloutissent, se frôlent, opèrent une communication non verbale, et alors qu'ils tentent, choses, êtres, de se parler parfois dans la « vraie vie » (dans un cri..., la langue de la mousse..., a essayé de parler..., le nom n'est rien..., la berge des lèvres …), il semble que c'est auprès de la Mort qu'ils trouvent leur meilleure confidente (il confie aux morts / toutes ses raisons). S'agirait-il de saisir la légèreté dans le drame continu de l'existence, d'en finir avec le sens caché de toute chose, de s'en remettre à l'évidence – la destinée -, simplement , avec gratitude ?
Et il semble que ce soit dans cette mouvance - j'allais écrire : dans cette transhumance – que l' « habitant » de ce poème, au delà des apparences, des reflets, dans la substance même qui le compose : l'eau, traverse la vie, traverse les saisons, et les voix sans mots du monde – nous éclaire là ce panthéisme spinoziste qui explique qu'une substance se comprend comme l'être qui est en soi, et conçu par soi, et qu'être une substance, c'est s'engendrer soi-même en permanence -. Peut-être cet « habitant » - et la métaphore hölderlinienne du « voyageur », Der Wanderer, siérait encore mieux –, peut-être ce « voyageur » est-il le paysage qu'il traverse, ou qui le traverse. Tel un fleuve, mot qui revient au moins quatre ou cinq fois dans le recueil ; «[...] le fleuve n'est-il pas dans la terre le voyageur par excellence ? »° Il semble que ce soit là, dans ce que la vie voyage en lui, c'est à dire dans cette sorte d'abandon de lui même et de sa conscience à la Lumière et à l'Obscurité, dans l'abandon à ce qui fuit, à ce qui coule, dans, finalement, cette Intuition qu'il a de tout et qu'il ne peut parler – qui est la pierre angulaire du système de pensée spinoziste, une sorte de mystique spirituelle – que le voyageur de ce poème rencontre la Vérité, la Beauté, la Sagesse. En somme, c'est en traversant TOUT , faisant fi des frontières, des surfaces et des peaux, qu'il semble trouver SA réalité, et réalise peut-être son dessein, se réalise dans sa voiE, son but (qu'il est doux / de rejoindre l'endroit où) : naître sans regret.
Les aquarelles de Caroline François-Rubino viennent souligner ou traduire en image ce tremblé perpétuel de l'être sur sa voiE traversant l'alentour, au point parfois que ce tremblé ressemble à une partition musicale aux croches et doubles-croches très nettes sur leur portée, comme un autre langage dans la Vision, dans l'Intuition. Comme dans le poème, les blancs célèbrent la Lumière ; ne manque à l'appel ce Noir menaçant ; et les traits, nos os, des mots-grumeaux, des fragments d'horizon, des buissons, autant de signes qui viennent nous déchiffrer.
/MC\
° Philippe Jaccottet, à propos de la poésie d'Hölderlin, dans Une transaction secrète, nrf / Poésie / Gallimard, 2015, p.55.
Le blog de poésie de Luigia Sorrentino