Journaux de bord - Jack Kerouac - I

Jack Kerouac à Manhattan en 1953, photographie : Corbis / Allen Ginsberg.

Jack KEROUAC

JOURNAUX DE BORD

1947-1954

Edités et présentés

par Douglas Brinkley

Traduit de l'anglais (Etats-Unis)

par Pierre Guglielmina

Collection L'INFINI

nrf

GALLIMARD

2015

DIMANCHE 16 nov. -- Pris beaucoup de notes, samedi dans la nuit, environ 2 000 mots. Aujourd'hui, lu, mangé et récupéré. Ecrit 4 000 mots ce soir, merveilleusement absorbé aussi. Que dire de plus ? Bavarder ne coûte rien. Je suis heureux.

(...)

MERCREDI 19 NOV. -- Yeux Noirs est venue chez moi ce soir et nous avons dansé toute la nuit et jusqu'au petit matin. Nous nous sommes assis par terre, sur le magnifique tapis que ma mère a fait pour moi, et nous avons écouté le mariage royal à la radio à six heures du matin. Ma mère a été sous le charme quand elle s'est levée et nous a vus là. J'ai fait des crêpes Suzette pour Yeux Noirs. Nous avons encore dansé, & chanté.

JEUDI 20 NOV. -- J'ai à la maison "L'Adolescent" de Dostoïevski et "Rouge & Noir" (sic) de Stendhal en ce moment. Mon impulsion, c'est d'écrire une simple séquence de mon roman ce soir : il y a trop du "pâle criminel" en nous, et pas assez de la simple beauté. Il suffit de regarder les gens dans le monde adorer la petite Princesse et son mariage à Londres : -- faut-il se moquer de cette adoration ? Le monde n'est pas aussi complexe et démoniaque que nous autres, écrivains, essayons de le faire paraître, vraiment. Un mariage, une jeune épousée -- ces choses sont le centre de l'existence, et non les relations démoniaques de névrosés et d'idiots. Je pense toujours que Julien Sorel est un rien du tout. Ce soir : -- Tristesse confuse -- pas d'écriture.

VENDREDI 21 NOV. -- Une douche brûlante et glacée m'aurait permis de me remettre au travail hier soir, je parie. 2 500 mots aujourd'hui -- et après avoir pensé au livre dans sa totalité, je m'aperçois que sa substance essentielle n'a pas encore été écrite. Pourtant, il y a plus de 200 000 mots écrits, plus que ça, près d'un quart de million, et toujours pas de "substance essentielle" ! Mais je ne suis pas déçu, en fait je me sens rafraîchi et impatient, et je sais que je peux le faire sans aucune difficulté réelle. Le seul problème, c'est le temps -- le temps presse, j'ai besoin de l'argent d'une carrière très vite. Il ne s'agit que de temps, à présent. Ce que je fais maintenant de cet énorme manuscrit est lesté des erreurs pesantes du passé et de l'écrivain novice. Mais il contient tant de choses nobles, puissantes et belles que je ne vais pas le jeter, et je dois donc le porter en moi maintenant.

SAMEDI 22 NOV. -- Suis sorti pour des virées ennuyeuses, me suis laissé embringuer en réalité. Raté le match de football et me suis retrouvé dans une conversation ridicule avec Burroughs et Ginsberg dans l'après-midi sur la psychanalyse et sur "l'horreur". Ils sont toujours empêtrés dans les mêmes sujets qu'il y a un an, deux ans. Tout le monde aime macérer dans le même jus année après année, moi compris.

(...)

MERCREDI 26 NOV. -- Suis allé de nouveau en ville pour des affaires diverses. Vu Burroughs et Ginsberg, par hasard cette fois. Nous étions tous d'excellente humeur. Je le mentionne pour une raison obscure. Je suis toujours sidéré de me voir en train d'agir de façon furtive comme un personnage de Dostoïevski. Je me souviens de m'être dit : " Ne leur parle pas trop de ton âme. Ils n'attendent que ça." Ce qui n'était évidemment pas le cas, ou alors il faudrait qu'ils soient complètement dingues, et ils le sont probablement, tout comme je le suis. "Nous étions tous d'excellente humeur ..." Cependant, il y a toujours une énorme énergie entre nous, et nous le savons tous. La vie est une chose phénoménalement furtive. A force de cajoleries, j'ai fini par soutirer quelque chose à ma mère. Je lui ai dit que je souffrais de l'entendre dire qu'elle était lasse de travailler, alors même qu'elle m'adjurait de continuer à écrire et d'écrire pour elle, de ne pas perdre trop de temps à faire quoi que ce soit d'autre. "Oui, a-t-elle dit d'une voix triste, je sais que tu souffres, mais je le dis quand même." Et il n'y avait absolument rien de malicieux dans cette confession pleine de chagrin. Ecrit 2 500 mots ce soir, probablement ce que j'ai jamais écrit de mieux (dispute entre George Martin et son fils à propos de sa décision d'abandonner l'université). Mais c'est toujours décourageant de cafouiller au bout de quelques milliers de mots et de devoir attendre le lendemain pour retrouver de l'énergie. J'aimerais avoir l'énergie mentale de dix grands romanciers ! Ou j'aimerais trouver un moyen de tirer "le meilleur de moi-même", comme le faisait Goethe, sans tomber en panne (comme Goethe), ou sans un ascétisme excessif qui provoque le flou dans les impressions. Nous verrons. Je suis toujours pressé, et pour des raisons nécessaires ! Vraiment.

Pages 72-76 - extraits -

Journaux de bord - L'Infini - GALLIMARD - Site Gallimard

Journaux de bord - tenus entre 1947 et 1954, publiés aux États-Unis en 2004 et accueillis avec une indifférence qui tentait vainement d'être à la hauteur de ce crime discret contre l'humanité...

http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/L-Infini/Journaux-de-bord

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