JACK KEROUAC
MERCREDI 31 DEC.[1947] -- Fête chez Tom à Lynbrook, mais comme j'étais triste à minuit, sans fille, seul dans une pièce en train de jouer "Auld Lang Syne" au piano avec un doigt. Mais après ça quelle beuverie & quels hurlements, buvant énormément avec Jack Fitzgerald, et racontant de grandes histoires et parlant, jusqu'au matin --
P. 88 - in "Journal d'écriture de l'hiver 1947-1948" -
PSAUME
Merci, Seigneur, pour le travail que Tu m'as donné, lequel, barrant l'accès de la terre aux anges, est dédié à Toi ; et travaille dessus comme un forçat pour Toi, et donne forme à partir du chaos et du néant en Ton Nom, et lui donne mon souffle pour Toi ; merci pour les Visions que Tu m'as données, pour Toi ; et tout est pour Toi ; merci, Seigneur, pour un monde et pour Toi. Enveloppe mon coeur dans Ta douceur à jamais.
Merci, Seigneur, Dieu des Armées, Ange de l'univers, Roi de la Lumière et Créateur des Ténèbres, pour Tes voies, lesquelles, non foulées, feraient des hommes des danseurs engourdis dans une chair sans douleur, un esprit sans âme, un pouce sans nerf, un pied sans poussière ; merci, Ô Seigneur, pour les petites parts méritées de vérité et de douceur que Tu as versées dans ce vaisseau consentant, et merci pour la confusion, l'erreur, et la tristesse de l'Horreur, qui se reproduisent en Ton Nom. Garde ma chair éternelle en Toi.
P. 273 - in "Psaumes" -
Ces deux extraits in Journaux de bord, 1947-1954, coll. L'Infini, Gallimard, octobre 2015.
Susan Sontag in the atrium of Mills Hotel, New York City, Dec. 2, 1962 - Fred W. McDarrah/Getty Images -
SUSAN SONTAG
19/12/64
Roman : à la découverte de la vie du corps (posture, gestuelle de Carolee [l'artiste américaine Carolee Schneemann, pratiquant l'art performance], "Je devais affronter le feu", Claes Oldenburg [le sculpteur suédois] "très engagé dans les couloirs ces temps-ci") ... deux personnages, l'un qui réussit, l'autre pas.
P. 73
23/12/73 Haramont
Deux expériences de lecture bouleversantes cette année -- la correspondance de Flaubert, et (hier) la biographie en deux volumes de SW [Simone Weil] par Simone Pétrement
Ils me dépriment tant tous les deux -- par moments j'éprouve une véritable haine à leur égard -- parce que je les comprends si bien, parce qu'ils représentent les deux pôles de mon propre tempérament (désirs, tentations). Je pourrais être "Flaubert" ou "S.W." ; je ne suis ni l'un ni l'autre, bien sûr -- car un côté corrige, inhibe, compromet l'autre.
"Flaubert" : ambition ; égotisme ; détachement ; mépris des autres ; asservissement au travail ; orgueil ; entêtement ; cruauté ; lucidité ; voyeurisme ; morbidité ; sensualité ; malhonnêteté.
"S.W." : ambition ; égotisme ; névrose ; refus du corps ; soif de pureté ; naïveté ; maladresse ; asexualité ; désir de sainteté ; honnêteté.
Quelle douloureuse démystification de S.W. dans cette biographie !
Sa mort était un suicide -- elle essayait depuis des années de se tuer (notamment en se privant de nourriture).
"Je ne suis pas féministe", disait-elle. Bien sûr que non. Elle n'a jamais accepté le fait d'être une femme. D'où sa façon de s'enlaidir (elle n'était pas laide), de s'habiller, son incapacité à avoir une vie sexuelle, son aspect sale, négligé, le désordre de la pièce qu'elle occupait, etc. Si elle avait pu coucher avec quelqu'un, elle n'aurait été capable de le faire qu'avec une femme -- non pas parce qu'elle était vraiment homosexuelle (elle ne l'était pas) mais parce qu'au moins, dans ce cas, elle n'aurait pas eu l'impression d'être violée. Bien sûr, c'était aussi impossible -- étant donné l'époque, le milieu particulier qui était le sien ; par-dessus tout, la manière dont elle avait survécu impliquait une profonde et irréversible désexualisation d'elle-même.
(J'ai beaucoup de chance, car j'aurais fort bien pu faire le même choix que S.W. pour me sauver. Mais en ce qui concerne la sexualité j'ai été sauvée -- du moins partiellement -- par les femmes. A partir de mes 16 ans, les femmes m'ont trouvée, cherchée, elles se sont imposées à moi émotionnellement + sexuellement. Lorsque j'ai été violée par des femmes, je ne me suis pas sentie trop menacée. Je suis si reconnaissante aux femmes -- qui m'ont donné un corps, qui ont même fait en sorte que je puisse coucher avec des hommes.)
Bien sûr, S.W. me fait penser à Susan [Taubes]. La même soif de pureté, le même refus du corps, la même inaptitude à la vie. Quelle était la différence entre elles ? S.W. avait du génie, pas Susan. S.W. assumait sa propre désexualisation, l'affirmait, y puisait de l'énergie -- tandis que Susan était "faible" : jamais elle n'a pu accepter l'amour des femmes ; elle voulait être blessée et dominée par les hommes ; elle voulait être belle, éclatante, mystérieuse. Les refus de Susan ne faisaient que l'affaiblir, ils ne lui donnaient pas d'énergie. Son suicide fut médiocre. Celui de S.W., une exaltation -- c'est ainsi, finalement, qu'elle a réussi à s'imposer dans le monde, à assurer sa propre légende, exerçant un chantage sur ses contemporains et sur la postérité.
(...)
Une leçon : la pureté et la sagesse -- on ne peut aspirer aux deux -- sont en fin de compte contradictoires. La pureté implique l'innocence, le naturel -- (même) une certaine stupidité. La sagesse implique la lucidité, la maîtrise de sa propre innocence -- l'intelligence. Pour être pur on doit être innocent. On ne peut pas être innocent pour devenir sage.
Mon problème (et peut-être l'origine la plus profonde de ma médiocrité) : je voulais être à la fois pure et sage.
J'en demandais trop.
Le résultat : Je ne suis ni "S.W." ni "Flaubert". L'appétit de pureté freine la possibilité d'une vraie sagesse. Ma lucidité freine mes impulsions à agir avec pureté.
Je ne suis pas attirée par le suicide -- je ne l'ai jamais été.
J'aime manger, bien qu'il me soit facile de me priver de nourriture (quand personne ne me nourrit, quand il n'y a rien à manger).
P. 411-413
Ces deux extraits in Journal, volume II, 1964- 1980, "La Conscience attelée à la chair", Christian Bourgeois, mai 2013.
FRANZ KAFKA
1911
29 décembre.
A propos de ces passages plein de vivacité chez Goethe page 265 : "En conséquence, j'entraînai mon ami dans les bois." Goethe, page 307 : "Durant ces heures, donc, je n'entendais d'autre conversation que sur la médecine ou l'histoire naturelle, et mon imagination se trouva transportée sur un terrain tout à fait nouveau."
La croissance des forces sous l'influence de souvenirs précis et étendus. Un sillage indépendant est détourné au profit de votre vaisseau et, avec l'effet accru, qui en résulte, la conscience de nos forces, et nos forces elles-mêmes grandissent.
Les difficultés qu'il y a à achever un texte, même court, ne tiennent pas à ce que notre sentiment exige pour la fin du morceau une ardeur que le contenu réel n'a pas pu engendrer jusque-là par ses propres moyens ; elles naissent plutôt de ce que le texte le plus court exige de l'auteur un contentement de soi, un abandon à soi-même d'où il est difficile, en l'absence d'une forte résolution ou d'une stimulation extérieure, de sortir pour respirer l'air d'une journée banale, si bien que, poussé par l'inquiétude, on préfère prendre la fuite plutôt que de terminer rondement le texte et d'avoir le droit de glisser sans bruit jusqu'en bas ; après quoi, il faut achever positivement la fin de l'extérieur, avec des mains qui non seulement doivent travailler, mais encore ne pas lâcher prise.
P. 190
1913
20 décembre.
Pas de lettre.
L'effet produit par un visage paisible, par des propos calmes, surtout quand ils viennent d'une personne étrangère que l'on n'a pas encore pénétrée. La voix de Dieu sortant d'une bouche humaine.
(...)
P. 314
Ces deux extraits in Journal, coll. biblio, Le Livre de Poche, mai 1982 - édition 15 : mars 2017.
Edgar Degas, "Petit paysage d'Italie vu par une lucarne", huile, vers 1856-1857, Paris - collection particulière, photo. Maurice Babey, Bâle -
(29 décembre)
Elle est là,
lumière,
il suffit d'écrire cela.
Tout ce que je pourrais en dire d'autre
serait banalité.
*
(30 décembre)
Après,
ça meurt en tant que neige,
comme ça meurt dès que je nais.
Ordre de dissolution.
*
(31 décembre)
L'année s'achemine vers sa fin
et vers son début.
Simple question de point de vue.
*
Chantal Dupuy-Dunier
P. 267-269
in Ephéméride, Poésie, éditions Flammarion, janvier 2009
VIRGINIA WOOLF
Décembre 1925
Lundi 21 décembre
Mais pas Vita ! Mais Vita pendant trois jours à Long Barn, d'où je suis rentrée hier, avec L. (...) J'aime Vita. J'aime être avec elle, j'aime son opulence -- dans l'épicerie de Stevenoaks, elle resplendit, elle diffuse une clarté de bougie, plantée sur ses jambes élancées comme des hêtres ; elle est baignée de rose, à l'éclat raffiné d'un raisin généreux, porte des perles autour du cou. C'est le secret de sa séduction, j'imagine. Toujours est-il qu'elle me trouve incroyablement fagotée : aucune femme ne se soucie aussi peu que moi de son apparence ; personne ne porte des choses comme les miennes. Et si belle pourtant, etc. Quel effet me produit tout cela ? Très mélangé. Il y a sa maturité et sa poitrine avantageuse ; le fait qu'elle navigue ainsi toutes voiles dehors, en haute mer, alors que je louvoie le long des côtes ; son aptitude, voilà, à prendre la parole dans n'importe quel cercle, à représenter son pays, à se rendre à Chatsworth, à passer en revue l'argenterie, à surveiller les domestiques et les chows-chows ; sa maternité aussi (elle se montre un peu froide et désinvolte avec ses fils). Bref, elle est ce que je n'ai jamais été : une vraie femme. (...)
P. 608
Cet extrait in Journal intégral, 1915-1941, coll. La Cosmopolite, Stock, avril 2008.
D'autres fragments, bientôt, autour du 1er janvier.
Et vous souhaite une très belle année
Emplie de joies
Et sans stupeurs.
(Martine, 31/12/2017, avec mon amour, humblement.)