Virginia Stephen by George Charles Beresford, July 1902 © National Portrait Gallery, London, source : The Huffingtonpost - voir lien ci-dessous.
Il y a des gens qui écrivent tout ce qu'ils ont envie d'écrire, même s'il manque mille mots, ou qu'il y en a cinq cent cinquante de plus qu'il est d'usage pour un livre. Et, en écrivant, ils ont en tête un public – cinq lecteurs, trois, aucun peut-être. Mais c'est le public invisible qui est le plus exigeant. Les petits livres édités par la Hogarth Press (1), à en juger par les exemples qui vont suivre, font partie de cette famille qui n'accepte aucune compromission, ils ne sont pas vraiment conçus pour plaire à quelqu'un en particulier, et ne s'adressent à personne si ce n'est à celui qui a en lui le fantôme de Platon et peut-être un ou deux écrivains vivants qui ne sont même pas au courant de cet honneur qui leur est fait. Donc, voilà que Mr. Middleton Murry (2), et Mr. Eliot (3), qui n'ont rien en commun, sinon l'authenticité de leur passion, sont publiés par la même maison et se retrouvent objets d'une critique le même jour. Déjà, le mot critique ne convient pas très bien. Que l'on puisse attribuer ou pas cela au mérite des écrivains, la personne qui va faire un compte-rendu de ces deux livres va se sentir bien moins infallible que d'habitude. […] La poésie – et ceci est bien sûr une expérience personnelle – explose dans toute sa beauté sans qu'on la cherche ; vous la sentez avant même de l'avoir analysée. Mais ici [à propos d'un poème de Mr. Murry : le lire au bas des extraits & notes, ndlr], l'on sent qu'on a gagné chaque mot qui nous est offert ; et à un bon prix ; rien de gratuit. Pourtant, comment se fait-il que ce poème s'impose à nous alors qu'il manque de grâce ? En partie, bien sûr, grâce à cette subtile logique anglaise qui nous emporte. Et au-delà il y a tout de même des passages et des phrases où apparaissent l'éclat et la chaleur que nous avons souhaité trouver, ne nous offrant pas seulement la beauté immédiate que nous avons l'habitude d'appeler inspiration, mais quelque chose de plus riche né de la question, difficile, que nous nous posons au plus profond de notre exaltation : « Est-ce de la poésie ? »
Le « lecteur anonyme », le fantôme qui terrorise la plupart des écrivains, poserait sans doute la même question à propos de Mr. Eliot et il répondrait fermement par la négative.
Les enfants de Dieu (4)
Les sages compagnons du Seigneur
Passent à travers les volets
Au commencement était le Mot.
C'est ainsi que commence l'un des poèmes de Mr. Eliot, qui ne fait que provoquer un rire moqueur, réaction naturelle devant tout ce qui est inhabituel – un « sale étranger » ou une peinture postimpressionniste. L'étrangeté, la nouveauté, condamnent Mr. Eliot ; toutes choses qui ne devraient avoir aucune importance dans la plupart des arts, où l'éphémère a sa place, car il y a dans ces mots quelque chose qui mérite l'attention des critiques, même les plus sévères. Ces éléments sont constitutifs de sa poésie. Il semble presque toujours conscient d' « essayer » quelque chose, quelque chose qui est né et s'est développé bien au-delà de tous les poèmes de tous les poètes morts. Pour lui la poésie n'est pas tant un art qu'une science, un vaste et noble ensemble de sentiments communs à partir desquels le poète contemporain peut réfléchir et se lancer dans l'inconnu à la recherche de quelque chose de nouveau. Ce qui n'est pas l'attitude d'un poète conventionnel mais celle du savant qui, à partir de ses hypothèses de travail, espère ajouter quelque chose, une théorie, un nouveau microbe, au corpus de la connaissance humaine. Si nous acceptons, provisoirement, l'attitude de Mr. Eliot, nous devons reconnaître qu'il a les armes pour accomplir sa tâche. La poésie des morts est dans ses os et au bout de ses doigts ; il a le rare don de pouvoir faire entendre, délicatement, un écho, ou même une seule ligne du passé au coeur de ses poèmes. Et en même temps il tente sans cesse quelque chose de nouveau, qui a évolué – pour utiliser instinctivement un mot de la terminologie scientifique – à partir de l'écho ou d'un vers du dernier poème du dernier poète mort, quelque chose de subtilement intellectuel, produit par la juxtaposition soignée des mots et la juxtaposition encore plus soignée des idées. (…)
Extraits, pages 147-150, « Est-ce de la poésie ? », in Virginia Woolf, Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds, présenté et traduit de l'anglais par Micha Venaille, Paris, Les Belles Lettres, septembre 2017.
T.S. Eliot and Virginia Woolf by Lady Ottoline Morrell, June 1924 © National Portrait Gallery, London, source : The Huffingtonpost - voir lien ci-dessous.
La Hogarth Press est une maison d'édition pas comme les autres, car Virginia et Leonard Woolf sont partis de rien pour publier, et surtout imprimer eux-mêmes, leurs premiers livres, et pas n'importe lesquels, ceux de Katherine Mansfield ou d'Eliot. [Extrait de la note, page 207]
Dans son autobiographie, Leonard Woolf évoque […] Middleton Murry en tant que mari de Katherine Mansfield […] [Extrait de la note, page 208]
Les 250 exemplaires de Poems ont une couverture étonnante, marbrée, peinte à la main par Roger Fry.
Leonard Woolf a raconté avec beaucoup d'humour la fabrication de ce livre, le quatrième de la Hogarth Press, après Two Stories de Virginia Woolf et lui-même en 1917 (elle, La Marque sur le mur, lui, Three Jews), Prelude de Katherine Mansfield en 1918 et Kew Gardens de Virginia Woolf :
La publication de Poems d'Eliot est à marquer au fer rouge dans l'histoire de la Hogarth Press, car lorsque j'ai commencé à composer les lignes :
L'hippopotame au dos puissant
Vautre sa panse dans la fange
Quelque robuste qu'il nous semble
Il n'est jamais que chair et sang
je ne pouvais pas imaginer quel avenir aurait ce poète, ni que nous serions liés par une véritable amitié ![...] [Extrait de la note, pages 208-209]
(4) En anglais, le premier vers ne comprend qu'un seul mot, Polyphiloprogenitive, une invention personnelle d'Eliot, les spécialistes s'accordent à dire que cela signifiait pour lui la progéniture de Dieu. Le poème est L'Office du dimanche matin pour Mr. Eliot.
*
[l'extrait du poème de Mr. Murry, cité par Virginia Woolf, ndlr]
Même lui a cru, dis-je,comme je crois,
Que nous pouvons apprendre à sortir du néant,
Trouver une corde, pour tracer notre chemin, seuls
Avec cette Main Eternelle qui nous lance sur la scène,
Et nous offre un air sur lequel danser,
Même si celui qui cherche à croire,
Ne l'entend pas encore.
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Les livres tiennent tout seuls sur leurs pieds - Virginia WOOLF
Pour Virginia Woolf, les livres doivent tenir tout seuls sur leurs pieds : ils n'ont besoin d'aucune exégèse pour être appréciés par leurs lecteurs. C'est...
https://www.lesbelleslettres.com/livre/3287-les-livres-tiennent-tout-seuls-sur-leurs-pieds
L'éditeur
Sur le blog des éditions Les Belles Lettres, vingt-deux extraits du livre.
The Many (Portrait) Faces of Virginia Woolf
https://www.huffingtonpost.com/2014/08/07/virginia-woolf-art-life-and-vision_n_5652746.html
Source des deux photographies, article en anglais.
Avoir raison avec Virginia Woolf : podcast et réécoute sur France Culture
https://www.franceculture.fr/emissions/avoir-raison-avec-virginia-woolf
"Cinq moments consacrés à faire entendre une autre Virginia Woolf"
Quatre épisodes consacrés à l'auteure britannique, par Compagnie des auteurs