Wittgenstein
et les limites du langage
Pierre Hadot
VRIN
Bibliothèque d'histoire de la philosophie
2014
*
Réflexions sur les limites du langage
à propos du
Tractacus logico-philosophicus
de Wittgenstein
Extraits,
pages 24-45
(…)
C'est l'esprit occupé de ces problèmes [ le mysticisme néoplatonicien, le Principe, ndlr], que j'ai rencontré l'ouvrage de Wittgenstein intitulé : Tractacus logico-philosophicus. Je fus étonné par les dernières propositions de ce livre, à tout point de vue extraordinaires :
Les limites de mon langage signifient les limites de mon univers (5.6).
Le sujet n'appartient pas au monde, il est une limite du monde (5.632).
Il y a sans aucun doute un inexprimable ; il se montre ; c'est cela le mystique (6.522).
Ce n'est pas le comment du monde qui est « le mystique », mais c'est le fait qu'il soit (6.44).
Le sentiment du monde comme un tout déterminé, c'est cela le sentiment mystique (6.45).
(…)
Quel a été le but de Wittgenstein, lorsqu'il a composé son Tractacus? B. Russel, dans son Introduction au Tractacus, nous dit que Wittgenstein a voulu déterminer à quelles conditions un langage peut être logiquement parfait. Certaines formules de l'ouvrage paraissent lui donner raison : Wittgenstein nous dit, par exemple, que, pour éviter les confusions qui remplissent toute la philosophie (3.324), « il faudrait utiliser un symbolisme qui obéisse aux lois de la grammaire logique, de la syntaxe logique » (3.325), c'est à dire dans lequel chaque signe ne puisse avoir qu'une seule signification. Mais d'un autre côté, Wittgenstein nous dit que « toutes les propositions de notre langage quotidien sont, telles qu'elles sont, parfaitement en ordre, du point de vue de la logique ( 5.563). Il faudra donc préciser de la manière suivante la question que se pose Wittgenstein : à quelles conditions le langage peut-il être utilisé de façon à présenter un sens défini?
Mon livre, nous dit Wittgenstein, traite des problèmes philosophiques et montre – me semble-t-il – que la position des problèmes philosophiques repose sur une mauvaise compréhension de la logique de notre langage. On pourrait résumer tout le sens du livre en disant : « Ce qui peut se dire, peut se dire clairement ; et au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire. » Le livre présent veut donc tracer une limite pour la pensée, ou plutôt non pas à la pensée, mais à l'expression de nos pensées. Car, pour tracer une limite à la pensée, nous devrions pouvoir penser les deux côtés de cette limite ( nous devrions donc pouvoir penser ce qui ne peut se penser). La frontière ne pourra donc qu'être tracée dans le langage et ce qui se trouve au delà de cette frontière, sera purement et simplement non-sens (Avant-propos).
(…)
Au fur et à mesure que nous approchons de la fin du traité, le ton de Wittgenstein s'anime d'une sorte d'imperceptible frémissement. Il s'approche, en effet, de la sphère propre au mystique (selon son expression) et une sorte d'intuition inexprimable s'impose à lui. Ce n'est plus l'idée abstraite, c'est le sentiment des limites du langage, qu'il éprouve :
A la mort, le monde ne change pas, mais cesse (6.431).
La mort n'est pas un événement de la vie. On ne vit pas la mort.
Si l'on entend par éternité, non pas une durée indéfinie, mais l'intemporalité, alors on peut dire que celui qui vit dans le présent, vit éternellement.
Notre vie est aussi infinie que notre champ de vision (6.4311).
L'immortalité temporelle de l'âme, c'est-à-dire sa survie éternelle après la mort, non seulement n'est garantie en aucune façon, mais surtout sa supposition ne procure même pas ce qu'on voudrait obtenir par elle. Une énigme est-elle résolue, parce que je survis éternellement? Cette vie éternelle n'est-elle pas aussi énigmatique que la vie présente? La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et dans le temps se trouve en dehors de l'espace et du temps.
(Ce ne sont pas des problèmes de la nature que nous ayons à résoudre) (6.4312).
Le comment du monde est parfaitement indifférent pour ce qui est supérieur. Dieu ne se révèle pas dans le monde (6.432).
Les faits appartiennent tous au problème, non à la solution (6.4321).
Ce n'est pas le comment du monde, qui est le « mystique », mais le fait qu'il soit (6.44).
La vision du monde sub specie aeterni est sa vision comme tout limité.
Le sentiment du monde comme tout limité, est le sentiment mystique (6.45).
Pour une réponse inexprimable, on ne peut exprimer non plus la question.
Il n'y a pas d'énigme.
Si on peut poser une question, on peut aussi y répondre (6.5).
Le scepticisme n'est pas irréfutable, mais il est manifestement dépourvu de sens, car il veut douter, là où l'on ne peut poser de questions.
Car il ne peut y avoir de doute que là où il y a une question ; il ne peut y avoir une question que là où il y a une réponse, et il ne peut y avoir de réponse que là où quelque chose peut être dit (6.51).
Nous sentons que même si toutes les questions scientifiques sont résolues, nos problèmes de vie ne sont même pas touchés. Sans doute, il n'y a plus alors de question ; et justement, c'est la réponse (6.52).
On reconnaît la solution du problème de la vie, dans le fait que ce problème s'évanouit.
N'est-ce pas la raison pour laquelle les hommes pour qui le sens de la vie devient clair après des doutes prolongés, ne peuvent dire alors en quoi consiste ce sens? (6.521).
Il y a sans aucun doute un inexprimable. Il se montre ; c'est là le mystique (6.522).
Mes propositions sont clarificatrices en ce que, quiconque me comprend, les reconnaît à la fin, pour des non-sens, quand il a sauté au travers d'elles – sur elles – au-delà d'elles. ( il doit pour ainsi dire rejeter l'échelle, après qu'il s'en est servi pour monter).
Il doit dépasser ces propositions, alors il a la juste vision du monde (6.54).
Au sujet de ce dont on ne peut parler, on doit se taire (7).
Nous retrouvons ici cette fameuse affirmation de Wittgenstein: « Quiconque me comprend, reconnaît mes propositions comme des non-sens ». Mais le contexte replace cette affirmation dans une nouvelle perspective. Toutes ces propositions qui terminent le Traité appartiennent au quatrième genre d'usage du langage: elles cherchent à montrer l'inexprimable au travers de leur incorrection. Mais, dans la mesure même où elles essaient de montrer l'inexprimable, elles apparaissent comme non-sens. C'est dans la mesure même, pourrait-on dire, où elles ont une sorte de sens et de vérité, qu'elles apparaissent comme des non-sens. « En les transcendant, on a la juste vision du monde ». Nous atteignons ici ce que Wittgenstein appelle le mystique. Je ne me lancerai pas dans une discussion sur la valeur du mot, pour décider si Wittgenstein l'a bien choisi. Une chose est certaine: il entend par mystique le sentiment qui nous saisit lorsque nous nous heurtons aux limites de notre langage et de notre monde et que nous pressentons qu'il y a, comme le dit, avec une volontaire imprécision, Wittgenstein, un « inexprimable ». C'est pourquoi je ne pense pas que tout le domaine de l'usage « indicatif » du langage soit mystique, comme semble le laisser entendre Russel. Je crois que Wittgenstein considère que le « mystique » commence au moment où l'usage indicatif du langage provoque en nous un sentiment de limitation ou de totalité, ce qui revient au même: « Le sentiment du monde, comme tout limité, est le sentiment mystique ». Je pense que que Wittgenstein veut décrire l'impression d'étrangeté (qui peut aller jusqu'à l'extase) que nous éprouvons devant le Dasein (le fait que le monde soit): l'extase de Roquentin dans le jardin de Bouville [cf Sartre, La Nausée, ndlr], mais aussi le sentiment cosmique cher aux Romantiques allemands. Mais, par exemple, la première proposition du Traité: « Le monde, c'est tout ce qui arrive », n'est pas par elle-même mystique ; elle est du ressort de l'usage « indicatif » du langage.
Quoi qu'il en soit, le Tractacus s'achève dans le « mystique ». Ce « mystique » semble avoir trois composantes : le sentiment de l'existence, le sentiment du tout limité, et le sentiment de l'inexprimable, c'est-à-dire d'un au-delà du langage. Ces trois composantes sont en fait trois expressions différentes d'une même visée: l'impossibilité de donner, de l'intérieur du monde et du langage, un sens au monde, à son existence et à sa totalité. Wittgenstein ne nous en dit pas plus. L'intuition du non-sens du monde était-elle liée pour lui au sentiment d'une présence indicible? Est-ce pour cela qu'il dit que celui qui a découvert le sens de la vie ne peut dire en quoi il consiste (6.521) ?
(…)
On se demandera peut-être où Wittgenstein a puisé ce mysticisme. Ses biographes nous disent que la lecture du Pèlerin Chérubinique d'Angelus Silesius lui était familière. Si c'est exact, cette lecture dut l'habituer aux paradoxes mystiques les plus hardis. J'ai recherché dans l'ouvrage de Silesius si l'on trouvait des formules que Wittgenstein aurait reprises. Je n'ai trouvé que celle-ci qui présente une certaine analogie avec ce que nous dit Wittgenstein, mais il s'agit, somme toute, d'une formule assez banale dans l'histoire de la mystique : « On parle en se taisant : Homme si tu veux exprimer l'être de l'éternité, il faut d'abord te priver de toute parole » (II, 68).
(à suivre)
Le monde est tout ce qui arrive.
Un portrait de Ludwig Wittgenstein - 1987 -