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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes - Giorgio Agamben - II -

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 24 Octobre 2017, 21:30pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Philosophie, #Giorgio Agamben, #Polichinelle

Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes - Giorgio Agamben - II -

 

 

Giorgio Agamben

 

Polichinelle

ou

Divertissement

pour les jeunes gens

en quatre scènes

 

 

 

Traduction de l'italien par Martin Rueff

 

Editions Macula,

2015 et 2016 pour l'édition originale chez nottetempo srl,

2017 pour la traduction française.

Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes - Giorgio Agamben - II -

 

 

[suite]

 

 

 

 

 

IV

 

 

 

Que faire de ce qui dans notre vie est resté non vécu? Une tragédie? Une comédie? Ou plutôt, tout simplement, une vie?

 

Le non-vécu a deux formes : le caractère et le fantasme. Le caractère est le gardien du seuil qui veille à ce que le non-vécu reste pour toujours tel, en imprimant sur le visage sa trace incomparable ( ce qui marque et caractérise notre visage n'est pas ce que nous avons vécu, mais ce qui est resté non vécu) ; le fantasme est l'essai de vivre ce qui est resté non vécu : il manque à chaque fois son objectif, parce que le non-vécu est évoqué de manière compulsive précisément et seulement dans la mesure où il est inaccessible. Polichinelle échappe à l'un comme à l'autre : au caractère parce qu'il renonce au visage pour un masque ; au fantasme, parce qu'il se fie seulement à son infantile absence de mémoire.

 

Polichinelle est le congé cérémonieux donné à tout caractère, qui parvient simplement à vivre le non-vécu sans l'assumer comme un destin, ni l'imiter comiquement. Il vit une vie au-delà de tout bios, la vie de Polichinelle, justement, que les dessins de Giandomenico présentent fidèlement comme une vie quelconque : il naît, il joue, il tombe amoureux, il se marie, il a une famille, il voyage, il exerce de nombreux métiers, il est arrêté, jugé, condamné à mort, fusillé, pendu, il tombe malade, il est enterré, et pour finir, il contemple sa tombe.

 

 

Polichinelle : « E chesta, comme te pare a te, fosse'a vita mia. M'arrassumiglia, è overo... ma forze quaccosa 'nce manca. » ( Polichinelle :  « Et ça, selon toi, ce serait ma vie. Ce n'est pas qu'elle ne me ressemble pas, tout au contraire... mais il me semble qu'il manque quelque chose. »)

Giandomenico : « Regarde bien : j'ai l'impression d'avoir tout mis, et peut-être plus encore. Tous les métiers, tous les faits et méfaits, les chiens, les autruches, les centaures, et jusqu'à l'éléphant... »

P. :  « Nun vulevo dicère chesto, 'nce haje miso pure troppi ccose. 'O fatto è che nun so' securo ch' aggio avuto 'na vita, sinnò je veramente fosse muorto, ma je, ammemo chesto l'haje capito, nunn' jesco a murí, nun 'o saccio fà, je nun saccio murí. 'O fatto è che de quase niente de chello c'haje affïurato je me ne addunaje o, ammemo, nun me l'allicordo. Guarda, pure chill'alifante nun m'allicordo ca l'aggio visto maje e maje song' sagliuto ncopp' 'e rine de 'n'aquila o de 'nu centauro. Strangulaprevete n'aggio magnate tante, ma lignamme, pe' fa' n'asempio, maje n'aggio arrecattato. Ca je, po', song' stato 'nu pittore t' 'o si ammennato 'e fantasia. »

(P. :  « Je ne pensais pas à ça, tu y as trop mis même. Le fait est que je ne suis pas sûr d'avoir eu une vie, sans quoi je serais mort pour de bon, tandis que, et ça tu l'as bien compris, je n'arrive pas vraiment à mourir, je ne sais pas le faire, je ne sais pas mourir. Le fait est que de tout ce que tu as dessiné, il me semble n'avoir presque rien vécu, ou, du moins, je ne m'en souviens pas. Regarde, même cet éléphant, je ne me souviens pas de l'avoir vu et je ne suis jamais monté sur le dos d'un aigle ou d'un centaure. Des gnocchis, j'en ai beaucoup mangé, mais du bois, tu vois, je n'en ai jamais ramassé. Et puis cette histoire que j'aurais été peintre, ça alors, tu t'es tout inventé. »)

GD. : « Tu as cru que j'avais dessiné ta vie, mais il ne s'agit pas d'une biographie, il s'agit seulement – c'est écrit dessus – d'un divertissement pour les jeunes gens. »

P. :  « E pecché a vita mia sarría spassosa? »

(P. : « Et pourquoi donc est-ce que ma vie devrait être divertissante? »)

GD. : « Parce que j'ai dû dessiner des images, mais tu as vécu tout ce que tu as vécu et parce que tu n'as pas vécu sans t'en faire une image, ni tragique, ni comique. C'est pourquoi tu ne peux pas t'en souvenir. »

P. :  « Mò 'nce capimmo. Viva era 'a vita mia quann' nun 'a vivevo. Pe' chesto je nun tengo carattere, nun tengo memoria. Dicímmelo accussí : 'e ccarte meje so' sempe 'n faglia e venco ogne jucata. Sulo 'a mascara mia è 'a faccia overa. »

(P. : « Nous commençons à nous entendre. Quant à moi, j'ai vécu seulement ce que je n'ai pas vécu. C'est pourquoi je manque complètement de caractère. Et de mémoire. Disons-le comme ça : je n'ai pas les cartes et je remporte chaque mise. Sous mon masque il n'y a aucun visage. »)

 

Le problème du caractère trouve sa formulation la plus aporétique dans la distinction kantienne entre caractère empirique et caractère intelligible. Si on le considère du point de vue du caractère empirique, le comportement du menteur est dicté par la série des circonstances dans lesquelles il se trouve pris ( la mauvaise éducation, la nécessité d'éviter un mal, le désir de faire plaisir à quelqu'un) et, comme tel, il n'est pas libre. Et pourtant, si nous continuons à blâmer ceux qui mentent, cela signifie, suggère Kant, qu'il doit y avoir un caractère intelligible qui sert de fondement au caractère empirique, comme la chose en soi se trouve au fondement du phénomène. Le choix du caractère empirique – ou, ce qui revient au même, le choix des bioi dans le mythe d'Er – présuppose le choix, non pas de chaque mensonge – plus ou moins grave, plus ou moins justifiable – , mais du caractère intelligible du menteur.

 

L'enjeu de la distinction kantienne revient à tenter de sauver à tout prix la liberté de vouloir. Le caractère intelligible n'est qu'un autre nom de la volonté. Il s'agit en effet de garantir la responsabilité des actions humaines, d'assurer que le sujet puisse répondre devant la loi – morale et juridique – de ce qui, du point de vue du caractère empirique, apparaît comme non libre. Dans le récit d'Er, l'âme, choisissant – ou croyant choisir – une vie, se subjectivise, c'est-à-dire s'assujettit à un destin, se constitue comme centre d'imputabilité pour ses actions (la faute incombe à qui choisit). Tel est le commentaire de Schopenhauer, qui pousse la distinction à sa limite : tu n'as pas voulu dire tel ou tel mensonge, tu as voulu être un menteur. Tu es responsable, non de ce que tu fais, mais de ce que tu es, même si, au fondement de cette responsabilité, il n'y a rien d'autre que la prétention que tu aurais pu être autre que celui que tu es – à savoir, en dernière analyse, un autre bios. «  La liberté n'appartient pas au caractère empirique, mais uniquement au caractère intelligible. L'operari d'un homme est déterminé extérieurement par ses motifs, intérieurement par son caractère, et cela de manière nécessaire. Mais c'est dans son Esse, que se trouve la liberté. Il pouvait être autre ; et tout ce en quoi il est coupable ou méritant, c'est d'être ce qu'il est. […] La théorie de Kant nous délivre vraiment d'une erreur capitale, qui était de faire résider la nécessité dans l'esse et la liberté dans l'operari ; elle nous fait comprendre que c'est le contraire qui est vrai. » (Schopenhauer 1, p.83)

 

[…]

 

 

Polichinelle ou Divertissement pour les jeunes gens en quatre scènes - Giorgio Agamben - II -

 

 

 

La vie de Polichinelle, racontée dans les cent quatre scènes [du Divertissement, peintes par Giandomenico Tiepolo, ndlr] – naissance, enfance, jeux, amour et mariage, paternité, bonheur domestique, métiers, délassements et aventures, voyages, crimes et châtiments, maladie et mort – telle est aussi la vie de Giandomenico. C'est en considérant sa propre vie que le peintre de soixante-dix ans se rend compte qu'il l'a vécue et qu'il veut la vivre comme Polichinelle, sans s'interroger sur son sens, sur son issue ou son échec: la vivre simplement, immédiatement, immémorialement – en la contemplant, pour ainsi dire, les yeux fermés. Et pas seulement pour sourire, à la fin, de son absurdité. Le secret de Polichinelle est que, dans la comédie de la vie, il n'y a pas de secret, mais seulement, à tout instant, une échappée.

 

« Polichinelle, c'est moi » est son extrême profession de foi – c'est celle de tout homme, et donc la mienne aussi. C'est-à-dire : le « moi » n'est pas, « moi » ne peut pas vivre, seul Polichinelle peut vivre. Vivre, rendre sa propre vie possible, peut signifier seulement – pour Polichinelle, pour tout homme – se saisir de sa propre impossibilité à vivre. C'est alors seulement que la vie commence. Toute autobiographie, au point où elle devient vraie, est une biographie de Polichinelle. Mais la biographie de Polichinelle n'est pas une biographie, c'est seulement un Divertissement pour les jeunes gens.

 

Polichinelle – la vie – est près, tout près, puis s'éloigne, s'éloigne...

Il s'agit d'une vie – pour habiter.

 

 

 

 

 

 

Pages 80-92, IV – quatrième scène –

 

 

 

Polichinelle : « 'O ppassato, 'o ppassato... A che te serve 'o ppassato? Je maje l'aggio avuto – chesto vo' dicere 'stu cammesone janco – , pure si ggià tre vvote song' muorto: sparato, 'mpiso e de vecchiummaría. »

(Polichinelle : « Le passé, le passé... A quoi te sert le passé? Moi je n'ai jamais eu de passé – c'est cela que signifie ma tunique blanche – , même si je suis bien mort trois fois : fusillé, pendu et de vieillesse. »)

Giandomenico : « Ce que j'attends de mon passé? La mémoire est l'art de ne pas faire finir le passé et la mémoire est la mère des Muses... Tu sais, moi je ne voulais pas la vie, je voulais plus que la vie, je voulais l'indestructible, et c'est pourquoi je peignais. Mais quand la vie finit ou qu'elle est sur le point de finir, c'est comme si l'indestructible était sur le point de perdre son unique appui. Tu as raison peut-être, maintenant je te veux, je veux ton sourire qui ne se voit pas à cause de ton masque, je veux regarder l'indestructible, je veux le regarder avec tes yeux qui ne voient que des gnocchis et des macaronis. »



Extrait page 9, I – 1ère scène –

Tableau : /MC\, étude pour un "Autoportrait au Polichinelle" - II -, acrylique sur toile, 33 x 41, 22 octobre 17.

Tableau : /MC\, étude pour un "Autoportrait au Polichinelle" - II -, acrylique sur toile, 33 x 41, 22 octobre 17.

 

 

Note de la copiste & peintre : le tableau-étude "Autoportrait au Polichinelle" - II - fait écho à ce passage du livre, pages 14 & 15, où G. Agamben commente le tableau de Donato Bramante - voir ci-dessous - en ces termes:

Mais pourquoi donc un philosophe rit-il tandis que l'autre pleure? Les sources de l'Antiquité rapportent que Démocrite rit de la folie des hommes qui, tout comme les atomes qui tombent sans but, poursuivent vainement des objectifs insensés ; si Héraclite pleure, en revanche, c'est en raison de la caducité des choses qui se perdent dans le flux du devenir. Dans la fresque de Bramante, entre les deux philosophes qui sont assis l'un à côté de l'autre, une mappemonde est suspendue. Ils rient et ils pleurent en raison de ce qu'ils ont vu et compris du monde. Et pourtant, s'il y va dans le rire et dans les pleurs d'une impossibilité à dire, cette dernière ne saurait concerner ce qu'ils ont compris du monde, mais le fait même qu'il y ait quelque chose à comprendre. Elle concerne donc non le comment du monde, mais le fait même qu'il y ait un monde, l'expérience non de quelque chose qui peut se dire dans le langage, mais du langage lui-même. Que le langage soit, que le monde soit -- c'est cela même qui ne peut se dire, on ne peut qu'en rire ou en pleurer (il ne s'agit donc pas d'une expérience mystique, mais d'un secret de Polichinelle). C'est pourquoi les deux philosophes se trouvent représentés ensemble : non pas le rire seulement, non pas seulement les pleurs, mais les deux en même temps. Le spectateur devrait rire et pleurer à la fois.



Extrait page 14-15, I – 1ère scène –

3. Donato Bramante (1444-1514), "Héraclite et Démocrite", circa 1490-1492, fresque reportée sur toile, 102 x 127. Milan, Pinacoteca di Brera.

3. Donato Bramante (1444-1514), "Héraclite et Démocrite", circa 1490-1492, fresque reportée sur toile, 102 x 127. Milan, Pinacoteca di Brera.

 

 

C'est pourquoi dans "Autoportrait au Polichinelle", le portrait peut pleurer, et le Polichinelle, rire, à moins que ce ne soit l'inverse. A moins que pleurs et rire soient confondus dans l'indicible secret des masques, dans son déchirement / dévoilement.

 

/MC\

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