NIMROD
GENS DE BRUME
Collection
ESSENCES
ACTES SUD
Octobre 2017
Extraits
I
Pages 22 et 23
Les senteurs, à l'image du sucre, créent un manque, mais ce manque ne s'identifie en rien à l'absence. Un monde s'y étale, qui se dérobe à vue de nez comme si des forces m'appelaient à rejoindre là-bas des fantômes. Odile est une fée qui brûle du désir de m'emporter, mais je suis trop jeune pour répondre à sa prière. Je suis trop sot. Aussi se contente-t-elle de me parfumer. J'aurais pu lui donner comme petit nom Madeleine, j'en ai les moyens, mais l'idée ne m'effleure même pas l'esprit. J'aurais pu l'adorer, je crois l'avoir adorée puisque je me suis tenu là, béat, à ses pieds.
Elle se comporte comme si le monde n'avait pas changé pour elle et moi. J'ai beau ruminer sa mise en garde ( « Onalia est subtil ! »), jamais aucune exhortation de prudence ne m'a paru à ce point incitatrice de folie ou de déraison. Les fragrances d'Onalia m'ont ravi.
Odile n'établit aucun rapport entre le magnolia de la fontaine (et les citronnelles), dans la mesure où elle-même fusionne avec Onalia. Or cette odeur qui a peut-être rejoint depuis longtemps les étoiles est devenue ma carte du tendre.
C'est à quarante-deux ans bien sonnés que je comprendrai le lien qu'entretient Onalia avec les étoiles. De même ces filles qu'on a aimées, enfant, et qui deviennent par la suite nos boussoles. Un jour de printemps picard, feuilletant distraitement Paul Eluard, je tombe sur ces vers :
Parfums éclos d'une couvée d'aurores
Qui gît toujours sur la paille des astres,
Comme le jour dépend de l'innocence
Le monde entier dépend de tes yeux purs
Et tout mon sang coule de leurs regards.
L'exil, évidemment, la seule vérité de ce bas monde.
II
Page 33
Au printemps, nous accomplissons un acte tout simple qui a changé la face du monde. L'onction d'huile et de parfum des juifs, les chrétiens du premier siècle l'ont remplacée par le baptême d'eau et du Saint-Esprit. Ce geste-là, il faut le vivre pour le croire. A défaut, on peut l'admirer dans un chef-d'œuvre du Quattrocento. Dans Vierge à l'Enfant sur le trône, Domenico Veneziano, par une fresque murale digne de ce nom, réussit à montrer la sérénité de Dieu et du Saint-Esprit en faisant oublier la terre et le stuc. L'or et les couleurs sont les seules matières dédiées aux mains artistes pour qu'elles traduisent pour nous le paradis qu'aucun dieu ne nous offrira jamais.
III
Page 47
La veille au soir, je réapprivoisais la lumière – la clarté du matin m'en donne une vision plus nette, plus apaisée. Ce que j'avais senti, ce que j'aurais dû sentir et humer, c'est la chair – la couleur chair de l'herbe qui monte et prend comme un incendie, là, sur la colline où elle figure une femme rousse. Je comprends enfin l'aisance des natifs du pays. Telle est la noblesse des terres de feu, et tels les gens qui y résident : ils regagnent, par un bel effort, la flamme qui est en eux. Hier, il s'agissait pour moi de l'accompagner, de nourrir son bal magnétique. Le mélange du feu et de la vitesse produit une odeur qui s'accroche à la plante des pieds, lesquels égrènent des notes aigres-douces de romarin. Même les estivants si nombreux dans le village ne les défraîchissent pas. Je les ai eues dans le nez, il y a cinq ans, au cours d'une mise à mort ratée, là, aux arênes. Le sang avait giclé du cou du taureau, l'agonie parut durer de longues minutes. J'avais quitté les lieux avec, dans la bouche, la sensation de sang, de feu, de sel et un coktail d'arômes marins où j'aurais pu sombrer malgré moi.
Peinture, /MC\, 7.10.17 : pour Nimrod, Onalia, technique mixte sur toile.
Nimrod, Gens de brume par Angèle Paoli
http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2017/11/nimrod-gens-de-brume-par-ang%C3%A8le-paoli.html
Une note de lecture sur "Gens de brume", par Angèle Paoli.