Raymond Carver
POÉSIE
Oeuvres complètes 9
Éditions de l'Olivier
Collection Littérature étrangère,
Novembre 2015
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jacqueline Huet,
Jean-Pierre Carasso et Emmanuel Moses.
"Mes premiers écrits furent des poèmes. Ma première publication fut un poème. Je souhaite que sur ma tombe on grave les mots "Poète, nouvelliste, essayiste", dans cet ordre précis."
Raymond Carver
Les dernières années de sa vie, reconnu et célébré par tous, Raymond Carver revient à ses amours poétiques. Souvenirs d'enfance, hommages à ses amis cinéastes et écrivains, inspirations nées à la lecture de Tchekhov, bonheurs simples de l'instant présent... Au fil de cette écriture d’une justesse épurée, c’est un Carver intime, fort et apaisé de ses victoires passées, qui se dévoile.
Ce neuvième tome des œuvres complètes de Raymond Carver (1938-1988) réunit ses trois derniers recueils de poésie, écrits entre 1985 et 1988. Il comprend des traductions inédites - Où l'eau s'unit avec l'eau et Jusqu'à la cascade - ainsi qu’une édition révisée de La Vitesse foudroyante du passé.
*
[Extraits]
*
Où l'eau s'unit avec l'eau
traduit de l'anglais (États-Unis)
par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
I
Où l'eau s'unit avec l'eau
J'aime les rivières et la musique qu'elles font.
Et les ruisseaux, dans les clairières et les prairies, avant
qu'ils aient pu devenir des rivières.
Peut-être même que je les aime plus que tout
parce qu'ils sont secrets. J'oubliais presque
de dire un mot de leur naissance !
Est-il chose plus merveilleuse qu'une source ?
Mais les gros cours d'eau sont aussi dans mon coeur.
Et les lieux où ils se jettent dans les fleuves.
L'embouchure des fleuves où ils vont à la mer.
Ces lieux où l'eau s'unit
avec l'eau. Ces lieux se distinguent
dans mon esprit comme des lieux sacrés.
Mais ces fleuves côtiers !
Je les aime comme certains aiment les chevaux
ou les jolies femmes. J'ai le béguin
de cette eau froide et vive.
Rien qu'à la regarder mon sang bouillonne
et ma peau fourmille. Je resterais assis
à contempler ces fleuves pendant des heures.
Pas un qui ressemble à l'autre.
J'ai 45 ans aujourd'hui.
Qui me croirait si je disais que
j'en ai eu 35 autrefois ?
Mon coeur vide et tari à 35 ans !
Il a fallu cinq années
pour qu'il se remette à couler.
Je prendrai tout le temps qu'il me plaira cet après-midi
avant de quitter ma place au bord de ce fleuve.
Je suis content d'aimer les fleuves.
De les aimer tout du long en remontant
jusqu'à leur source.
D'aimer tout ce qui m'accroît.
Pages 27-28
*
La vitesse foudroyante du passé
traduit de l'anglais (États-Unis)
par Emmanuel Moses, revu par Jean-Pierre Carasso
et Olivier de Solminihac
I
Les nus de Bonnard
Son épouse. Quarante années durant il la peignit.
La peignit encore et la repeignit. Le nu de la dernière toile,
le même jeune nu que celui de la première. Son épouse.
Telle qu'il se la rappelait jeune. Telle qu'elle était, jeune.
Son épouse au bain. À sa coiffeuse
devant le miroir. Dévêtue.
Son épouse, les mains sous les seins
regardant le jardin par la fenêtre.
Le soleil prodiguant chaleur et couleur.
Tout ce qui vit s'épanouit là.
Elle jeune et frémissante et tellement désirable.
Quand elle mourut, il peignit encore un peu.
Quelques paysages. Puis mourut.
Et on le coucha près d'elle.
Sa jeune épouse.
Page 177
*
II
Douce lumière
Après cet hiver, chagrin et cafardeux,
je m'épanouis ici tout un printemps. Une douce lumière
commença de m'emplir la poitrine. Je pris
une chaise. Restai des heures devant la mer.
J'écoutais la bouée balise et appris
à faire la différence entre une cloche
et le son d'une cloche. J'avais besoin
de tout laisser derrière moi. Besoin même de
devenir inhumain. Ce que je fis.
Je le sais. (Ce n'est pas elle qui me contredira.)
Je me rappelle le matin où je fermai le couvercle
de la mémoire et tournai la poignée.
L'emprisonnant à jamais.
Nul ne sait ce qui m'est arrivé
ici, Ô mer. Seuls toi et moi savons.
À la nuit, des nuages se forment devant la lune.
Au matin ils ont disparu. Et cette douce lumière
dont je parlais ? Disparue elle aussi.
Page 215
*
Jusqu'à la cascade
traduit de l'anglais (États-Unis)
par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso
Don
Jour si heureux.
Le brouillard était tombé tôt, je travaillais au jardin.
Des colibris s'arrêtaient au-dessus de la fleur du chèvrefeuille.
Il n'y avait rien sur terre que j'aurais voulu posséder.
Je ne connaissais personne qui aurait valu d'être envié.
Le mal qui était advenu, je l'oubliais.
Je n'avais pas honte d'être celui que je suis.
Je ne sentais dans mon corps nulle douleur.
– Czeslaw Milosz
Page 289
I
Dans une église orthodoxe
grecque près de Daphné
Le Christ boude au-dessus de nos têtes
tandis que tu commences ci, puis ça.
Ta voix
traverse ces salles vides portée par leur silence.
Chancelant de désir, je te suis
à l'extérieur où nous nous émerveillons devant
des murs en ruine. Le vent
se lève à la rencontre du soir.
Vent, tu t'es trop fait attendre.
Vent, viens que je te touche.
Soir, tu as été attendu tout le jour.
Soir, enserre-nous et recouvre-nous.
Et le soir descend enfin.
Et le vent court aux quatre coins du corps.
Et les murs ont disparu.
Et le Christ boude au-dessus de nos têtes.
Page 297
VI
Cherish
Par la fenêtre je la vois penchée sur les roses
qu'elle saisit près de la fleur de manière à ne pas
se piquer les doigts. De l'autre main elle coupe, s'interrompt et
coupe, plus seule en ce monde
que je n'en ai eu conscience. Elle ne va pas
lever les yeux, pas maintenant. Elle est seule
avec les roses et avec autre chose que je peux penser, mais pas
dire. Je connais le nom de ces rosiers
offerts lors de notre récent mariage : Love, Honor, Cherish –
ce dernier étant le nom de la rose qu'elle me tend soudain, étant
rentrée à la maison entre deux de mes regards. J'y appuie
mon nez, aspire la douce senteur, la laisse s'attarder –
parfum de promesse, de trésor. Ma main sur son poignet pour l'attirer
tout près,
ses yeux verts comme la mousse des rivières. Je le dis alors, contre
ce qui vient : épouse, tant que je peux, tant que mon souffle, dans
la hâte
de chaque pétale peut encore la trouver.
Page 409
Raymond Carver est né en 1938 à Clatskanie (Oregon). En 1958, il fait la connaissance de l'écrivain John Gardner. Cette rencontre est une révélation. Carver doit écrire. Il faudra néanmoins dix ans avant que Gordon Lish, le gourou du magazine Esquire, accepte une de ses nouvelles. Lish devient son éditeur et publie son premier recueil. Tout s'accélère : Carver signe avec le New Yorker un contrat d'exclusivité. Il enseigne dans plusieurs universités. En 1977, Carver rencontre Tess Gallagher, qui devient sa deuxième compagne. Début 1988, on diagnostique un cancer du poumon. Il meurt quelques mois plus tard.
Tess Gallaghe & Raymond Carver - source : http://www.croatia.org/crown/articles/9432/1/Tess-Gallaghers-speech-at-a-presentation-of-Drago-Stambuks-poetry-in-Pula.html
L'éditeur