Valéry Meynadier
DIVIN DANGER
dessins Albert Woda
Collection Erotica
Éditions AL MANAR
Défaire le sujet de ce qu'il a d'anecdotique
et le placer sous une lumière d'éternité.
Jean Genet
Elle
Assise seule, à la terrasse d'un café, je l'aperçois, les bras nus, lumineuse. Elle avait tout l'air d'une statue. Je ne m'attendais pas au bouquet de ses lèvres. Croyant la reconnaître, je lui décoche à mon tour un sourire sans m'arrêter. J'hésite, je continue.
Je la connais.
D'où ?
De l'intérieur de moi.
Quelques jours plus tard, je la revois, par hasard, sur un plateau de cinéma, dans l'exercice de ses fonctions, mais était-ce bien elle.
Première assistante, parée d'une austérité si aimable.
Tant de « si » se bousculent dans ma tête quand je pense à elle.
Elle est venue si près de moi me dire qu'on s'était déjà rencontrées...
Ce n'était pas la « statue lumineuse » de la terrasse du café.
Je lui ai parlé de casting pour des pubs, il m'arrive d'en faire quelques uns ; les mots dans ma bouche étaient des étrangers. Elle m'a répondu qu'elle ne faisait pas de pub, ça ne pouvait pas être elle...
- C'est peut-être mon sosie, a-t-elle dit.
J'ai bafouillé que c'était impossible, n'allant pas au bout de ma pensée. C'est une femme sans sosie, trop belle pour cela. Elles ne peuvent pas être deux à faire mon malheur.
Elle dépasse mes un mètre soixante-sept. Habillée d'une veste noire seyante, d'un pantalon noir, de bottines noires à lacets, une chemise anonyme tant son buste se passerait de vêtements.
Elle impose à l'espace un je-ne-sais-quoi de téméraire...
Elle se mesure à lui.
Mes yeux prennent le large quand je la regarde.
Sitôt disparue, je ne respire plus. Je ne suis pas habituée à tant d'envergure.
Ses mains ont forgé le désir à coup sûr. De larges paumes qui rappellent le feu et des doigts aux baisers ardents. Sa montre avec son bracelet d'or me charme comme un serpent. Avec elle, le temps est en cavale, il s'échappe de sa montre au lieu de s'arrêter.
J'aimerais lui demander l'heure à vie.
Un teint rose et frais. Elle brille de santé. Elle se tient droite comme une épée.
Elle déplace avec elle des oui et des oui comme on déplace des montagnes.
Seulement, elle est prise, en couple et fidèle.
J'ai rêvé d'elle cette nuit. Nous marchions longuement dans les rues de nulle part, toutes les deux, unique destination : nous. Jusqu'à ce qu'elle se retrouve les pieds dans l'eau. Après, je suis contre un mur, elle s 'approche, se colle à moi, je sens son ventre contre le mien, sa force m'enveloppe. Dans mon ventre, une densité se répand, jusqu'au réveil, j'ouvre les yeux, j'ai le ventre brûlant.
Elle est mon secret. Enfin, j'ai un secret qui ne fait de mal à personne car le passage à l'acte est impossible. Son intégrité fait concurrence à la mienne. Et puis, il ne s'agit même pas de séduction. C'est juste quelque chose qui flotte entre nous, se met en place quand on se voit, juste quelque chose d'inouï que le passage à l'acte tuerait.
Comme une présence antérieure, comme si déjà le passage à l'acte avait eu lieu et que malgré nous, on s'en souvenait ou que lui s'en souvient pour nous.
Le tournage a pris fin.
Je ne me souviens pas de sa voix. Heureusement, sa voix n'a pas d'emprise sur moi.
Merci pour cette femme
qui a sa vie à elle sa cuisine ses amis sa mère ou le souvenir de sa mère et ses souffrances ses confiseries son placard son parfum et son dessert favori le miroir où elle se mire sa haine entretenue pour un être lequel ? ses petites culottes et sa poitrine ce peu que j'ai pu sentir à travers la chemise son compte en banque et son matelas son chat peut-être ses idoles sûrement son inconscient où je languis d'être son amour pour ma peine sa solitude ses plantes son numéro de téléphone que je n'ai pas sa désinvolture ses rêves ses poils son sac à main
merci
Ce « tu » est ma première et dernière intimité avec toi. Et nos regards... J'ai pu croire qu'ils bâtissaient des temples. Émue à ce que ma peau se détache de moi.
J'ai planté ton nom dans l'eau.
Poussera-t-il ?
Nous ne respirerons jamais ensemble dans le même lit. Mon coeur bat quand il ne battra jamais à tes côtés.
C'est absurde.
Tu dictes mes pas. Marcher n'est plus pareil depuis toi.
Rêver de toi me reste. Dormir sur le champ, je le veux. Et si même sur ce terrain propice tu ne viens pas, alors je maudirai mes rêves traîtres à mon désir, je les chasserai de mon sommeil, je les piétinerai...
Mes yeux te restent fidèles, je les ai fermés après t'avoir vu.
Je vis en aveugle.
Tu es ma dernière vision depuis des jours...
Dans le noir, j'avance vers toi.
Pages 31-34
Dorothy
(…)
Tu me tends ta main.
Je lèche ta main...
Mieux que ça, me dis-tu.
S'il te plait, te dis-je, dis-le moi mieux que ça.
Mieux que ça – Il ne reste que ça : mieux que ça.
Plus fermement, te dis-je, dis-le moi rudement.
Mieux que ça – me dis-tu d'une voix de fleur qui
pousse dans la pierre.
Ma langue baise ta main de femme. Ta paume est ton aisselle ruisselante.
Viens.
Tu me prends. Tu me hisses. Je t'aborde.
Ton dos est un moment dans l'univers.
Ma chatte obscène se frotte contre ta cuisse, pardonne-la.
Je m'effondre doucement. Mes mains soudain sur ta peau. Tes seins. Je m'agenouille. Ton ventre. J'entends loin de moi les boutons saccadés de ton jean qui sautent un à un. Ton odeur impatiente me saute au visage. Ton souffle. Tu n'as pas de culotte. Ton sexe et mes yeux se font face. Ma langue monolithe s'approche. Tu te caches je ne sais où. Je te cherche. Je te trouve. J'insiste. Tes mains me tirent les cheveux. J'ai mal. De ta bouche coulent des non. Le verbe entier tombe à tes pieds. Docile, tu écartes les cuisses. Aveugle, sourde, muette, toute à ton plaisir.
Ah si seulement Doriane avait pu s'écarteler ainsi !
Doriane mon Exacerbée, mon Intouchable...
(…)
Pages 28-29
Note :
La citation en exergue de ces extraits dangereusement divins est tirée de : Jean Genet, « Ce qui est resté d'un Rembrandt déchiré en petits carrés bien réguliers, et foutu aux chiottes », paru aux Éditions du Chemin de fer en 2013. Pourquoi Genet : parce que notre auteure, Valéry Meynadier, lui voue une grande admiration ; parce que Genet parle du « temps verbal » qui n'a pas les moyens, bien souvent, de tout dire de cet Éros qui nous forge tous, qui est notre identité commune à tous, hommes, femmes ; Éros nous rend égaux dans le désir, en particulier dans l'élan de vivre, cette grande affaire sentimentale qui nous unit tous vers un même dessein : être heureux, vivre en paix, ne pas se sentir trop abandonné, trouver le meilleur lien – liant ? – entre nos paradoxes parfois extrêmes : ce que Genet exprime en écrivant, dans ce même petit livre : « (…) enfin les yeux qui appellent comme pour un sauvetage ou un anéantissement les ferveurs amoureuses, et tout cela luttant contre le si fragile regard capable peut-être de détruire cette Toute-Puissance » (page 27).
Valéry Meynadier prend ce « temps verbal » pour exprimer ceci qui nous est commun de l'Éros universel, qui nous permet de désirer, de vivre, d'agir, et de dérober la mort à notre fatalité, ni plus, ni moins. L'écriture de Valéry Meynadier chante, dans ses descriptions érotiques, entrelacées à des phrases poétiques, à des métaphores métaphysiques (« A la crête des mots, je danse. » ; « (…) j'escaladais des prières abruptes comme des montagnes » ; « Il est temps de déployer l'oubli. »....) : elle chante à la fois ce que nous ne pouvons jamais tout à fait dire de ce que nous sommes, des « enfants monstrueux de la faiblesse et du besoin » (Pierre Bergougnioux, dans un récent reportage - « La passion d'écrire »), et à la fois ce besoin d'amour qui nous fonde, qui nous fait ressembler à l'autre, aux autres, et au profond de nous-mêmes que nous cachons souvent, voire asservissons à de trop bonnes manières ou à trop de ces silences périssables. Bergougnioux ajoute, dans ce même reportage, qu'écrire est « un support moins périssable [justement] que nos corps », et qu'un livre doit bousculer « les habituelles communautés de paroles ». Valéry Meynadier en l'occurrence bouscule implicitement dans le cru – le cri ? - de l'érotisme qu'elle écrit, dans l' « oser » de l'entrelacs de la poésie et de la sensualité. L'amour est lyrisme mais l'amour est charnel, et le monde en a l'impérieux besoin ; une pensée vers Wilhelm Reich à l'occasion, qui explique que la sexualité, en particulier dans la jouissance, est individuante (donc en cela si attaquée par les morales), que cette jouissance est libératrice de tout l'Être grâce à la dissolution de la conscience et à la décharge complète des tensions. L'homme, selon Reich, serait destructeur car il ne peut satisfaire ses pulsions sexuelles. L'amour charnel porte vers le Bien, il est enjeu politique.
Dans « Divin Danger », l'écriture se réclame moins des sciences humaines ou des théories psychanalytiques que d'une essence poétique très évocatrice de notre humaine humanité. Elle enrobe implicitement une dissidence de vivre face au trop-plein normatif, elle affirme les choix d'une existence qui permet d'épanouir les lendemains vers un meilleur de soi et par là-même de renvoyer d'autres destinées – de lecteurs, de lectrices – à leurs possibles florissements, et enfin, d'un doigté ferme et féminin, elle écarte les oripeaux de nos jours parfois mornes, car c'est avant tout une prose ludique empreinte certes d'érotisme mais aussi de joies qui nous éveille là.
Voilà une écriture affirmée, publiée, où la narratrice est femme aimant les femmes, ce qui, en ce monde toujours aussi machiste, appelle au remerciement dans une douce révérence.
/MC\
Une note de lecture de "Divin Danger", par Angèle Paoli.