K. Gibran, détail, sans titre (étude de visage), non daté, crayon sur papier, don de Mary Haskell Minis, 1950, Telfair Museum of Art.
KHALIL GIBRAN
Artiste et visionnaire
Éditions Flammarion
&
Institut du monde arabe,
1998
--Livre de l'exposition d'octobre 1998--
Texte
Ô ma chambre !
Pages 152-153
Ô ma chambre !
Ô chambre si amène et sereine, capitonnée de quiétude et de calme, parée de repos et de paix ! Ô chambre, belle en sa simplicité, harmonieuse et agréable en ses lignes et couleurs ! Je te sens (t'aime), ma chambre, car tu es dépouillée (nue) de décorations superflues et de parements artificiels. Je suis attiré par toi parce que tu es dépourvue des apparences du luxe. Au coeur de cette ville, tu es semblable à une île calme au milieu d'une mer (tumultueuse) furieuse. Ô ma chambre, je te quitte calme et je retourne à toi fatigué. Je te quitte pour les disputes et les luttes, et je retourne à toi pour contempler et rêver. Tes murs ont des oreilles qui entendent mes soupirs, et ton plafond a des yeux qui voient les fantômes (de mes jours). Pourtant, tes coins n'ont pas de langues pour livrer les secrets de mon coeur et les facultés de mon esprit.
J'entre chez toi. Je referme ta porte et j'appuie ma tête contre ton mur. Je ressens mon être (mon moi moral), et j'oublie les méfaits et la laideur de cet environnement perturbé. Je me dépouille de l'habit tissé par l'imitation des us et coutumes. Ô ma chambre, l'homme n'a pas été créé pour vivre solitaire, isolé de ses semblables, mais que peut faire l'homme libre parmi des gens qui prétendent être libres et qui grouillent comme des insectes autour des pieds de la servitude ? Et comment l'âme sensible pourrait-elle se sentir à l'aise en compagnie de ceux qui confondent rudesse et gentillesse, artifice et beauté, bavardage et connaissance ? Comment l'homme trouverait-il son calme parmi des gens qui ne se sentent à l'aise que dans l'éloignement, l'égoïsme et la trahison ?
Je te quitte, Ô ma chambre, et je sors. Dans la rue je vois des femmes de mauvaises conditions marcher le cou tendu, clignant de l'oeil et souriant. Derrière leurs cils tremblants à force de cligner et leurs mâchoires vibrant à force de sourire, il y a des coeurs sanglants et souffrants (des langues haletant) et des âmes errantes, recluses dans l'ombre du désespoir et de la prostration, alourdie par la peur, la honte et la luxure. Et à côté de ces pauvres femmes (et derrière ces pauvres femmes) se tiennent des hommes dont l'esprit s'est abaissé jusqu'à toucher terre et dont l'âme a rapetissé jusqu'à la taille des insectes. Ils s'assoient (à l'entrée des tavernes) aux tables de boisson à échanger des grivoiseries, et ils marchent dans les ruelles, en se retournant comme des loups furtifs. Si une femme vertueuse vient à passer près d'eux, ils lui jettent un regard (grossier) mauvais, et ils l'assaillent de mots dont le sens est semblable aux odeurs de la charogne.
Je sors de toi, Ô ma chambre, et je me rends à l'église, et j'y trouve des fables dressées sur l'autel de la religion et l'hypocrisie vêtue des habits de la vertu et de la tradition...
Texte manuscrit de Gibran, publié ici pour la première fois,
copyright : Comité national Gibran