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La parole aujourd'hui appartient à ce
qui n'a pas encore parlé.
ANDRÉ GIDE (Journal)
ÉPILOGUE
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Les notions fondamentales de ma psychologie viennent d'être exposées tout au long de cet ouvrage. Le lecteur n'aura pas manqué de constater – aidé en cela par la traduction si compréhensive du Dr Roland Cahen – que cette psychologie ne repose pas sur des postulats académiques, mais sur l'expérience de l'homme, de l'homme sain et de l'homme malade. C'est le motif pour lequel elle n'a pu se cantonner dans l'étude de la conscience, de ses données et de ses fonctions ; elle dut s'attacher à cette partie de la psyché que l'on appelle l'inconscient. Tout ce que nous avons dit de ce dernier doit être compris cum grano salis, car il s'agit toujours à son sujet de constatations indirectes, l'inconscient échappant à l'observation immédiate ; les conceptions que nous nous en forgeons ne sont que les déductions logiques des effets qu'il exerce. Ces déductions n'ont, si on va au fond des choses, qu'une valeur d'hypothèse : quant à savoir si les représentations de la conscience sont en état de saisir et de formuler de façon adéquate la nature de l'inconscient, c'est là une question qui dépasse l'esprit humain. Mes conceptions sur l'inconscient se sont élaborées petit à petit, soit que je me sois efforcé de trouver le dénominateur commun qui rapproche en un rapport logique le nombre le plus grand possible de faits observés, soit que j'aie essayé de prévoir le développement futur, probable d'un état psychique donné, bien défini, ce qui est aussi une méthode pour éprouver la justesse de certaines hypothèses : de nombreux diagnostics médicaux, on le sait, pourraient à peine, au moment où le praticien les formule, être motivés et ne sont confirmés que par le cours prévu de la maladie.
Je suis convaincu que l'étude scientifique de l'âme est la science de l'avenir. La psychologie est la plus jeune des sciences naturelles et son développement n'a pas encore franchi le stade des premiers pas. Elle n'en constitue pas moins la science qui nous est la plus indispensable ; il apparaît en effet, avec une clarté toujours plus aveuglante, que ce ne sont ni la famine, ni les tremblements de terre, ni les microbes, ni le cancer, mais que c'est bel et bien l'homme qui constitue pour l'homme le plus grand des dangers. La cause en est simple : il n'existe encore aucune protection efficace contre les épidémies psychiques ; or, ces épidémies-là sont infiniment plus dévastatrices que les pires catastrophes de la nature ! Le suprême danger qui menace aussi bien l'être individuel que les peuples pris dans leur ensemble, c'est le danger psychique. À son égard, la raison a fait preuve d'une impuissance totale, explicable par le fait que ses arguments agissent sur la conscience, mais sur la conscience seule, sans avoir la moindre prise sur l'inconscient. Par suite, un danger majeur pour l'homme émane de la masse, au sein de laquelle les effets de l'inconscient s'accumulent, bâillonnant alors, étouffant les instances raisonnables de la conscience. Toute organisation de masse constitue un danger latent, au même titre qu'un entassement de dynamite. Car il s'en dégage des effets que personne n'a voulus, mais que personne n'est en état de suspendre ! C'est pourquoi il faut ardemment souhaiter que la psychologie, ses connaissances et ses conquêtes, se répandent à une échelle telle que les hommes finissent par comprendre d'où proviennent les suprêmes dangers qui planent sur leurs têtes. Ce n'est pas en s'armant jusqu'aux dents, chacune pour son compte, que les nations pourront à la longue se préserver des effroyables catastrophes que sont les guerres modernes. Les armes amoncelées réclament la guerre ! Ne serait-il pas préférable, au contraire, à l'avenir, de se défier et d'éviter les conditions – maintenant dépistées – dans lesquelles l'inconscient brise les digues du conscient et dépossède celui-ci, faisant courir au monde le risque d'incalculables ravages ?
J'espère que ce livre contribuera à éclaircir ce problème, fondamental pour l'humanité.
C.G. JUNG
Küsnacht-Zürich, janvier 1944.
C.G. JUNG, Épilogue du livre L'Homme à la découverte de son âme, Structure et fonctionnement de l'inconscient, préfaces et adaptation du Dr. Roland Cahen, nouvelle édition entièrement revue et augmentée, éditions Albin Michel, Paris, novembre 2015, pages 333-334.
– La citation d'André Gide est en exergue de la préface à la première édition dans ce même livre –
Note : de tels enseignements devraient être obligatoires au même titre que les sciences naturelles ; j'en copierai ici-même le plus souvent possible un extrait choisi.
Martine cros