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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


SHAKESPEARE - SONNETS

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 11 Décembre 2016, 23:30pm

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Shakespeare, #Poésie de langue anglaise, #Pierre Jean Jouve

SHAKESPEARE  -  SONNETS

 

 

 

SHAKESPEARE


 

SONNETS


 

Version française de Pierre Jean Jouve

nrf / Poésie / Gallimard,

mars 2011

pour la présente édition


 

 

 

 

 

SUR LES SONNETS DE W.S.


 


 

Il n'est pas d'expression plus vive et plus cruelle de l'amour, que ces incomparables Sonnets. Ce n'est pourtant pas cela qui fait leur gloire. Leur gloire semble attachée à l'existence d'un phénomène poétique se déroulant, à travers le lyrisme tour à tour brillant, impassible, féroce et sanglotant, dans une suite de cent cinquante-quatre pièces. Shakespeare, ce noble-démon, est probablement ici tout entier, sous les astres de la première partie de sa course.

C'est dans une profonde incertitude, et beaucoup d'obscurité même, que s'accomplit pour nous le phénomène poétique des Sonnets, si étroitement lié à l'existence d'un homme. Les grandes options sentimentales ou érotiques ne sont pas définies ; le phénomène ne propose ni un concetto, ni une expérience tragique, mais les deux réunis, avec le masque du grand art. (…)

Le triple plan – d'un amour passionné pour un homme, probablement grand seigneur – de la passion pour une femme jalousement disputée des deux parts – donnait au phénomène des Sonnets un caractère profondément privé, scandaleux en quelque sorte, qu'entouraient quelques dangers. Ce qui pouvait charmer de rares privilégiés ne devait pas recevoir la lumière crue de l'opinion. (…)

Une forme élégante, sertie de fils d'argent et d'or, établit le rapport entre la beauté, le voeu constant du poète, et un fond d'états personnels et fougueux, où la noblesse n'exclut pas la grossièreté parfois salutaire. En quoi cet art appartient à son extraordinaire époque, dans laquelle toutes les contradictions d'une civilisation savante et sauvage s'affrontent à tout moment, s'harmonisent et sont en lutte, et se jugent réciproquement, sur la scène quotidienne d'une société qui est toute entière un théâtre. (…)

Il faut souligner la présence du discours qui souvent supplante l'image. La dialectique est fréquemment l'opération du sonnet tout entier. Déjà le don du paradoxe verbal fait éclater l'idée poétique par une série de contradictions, ainsi : « Nul ne sait comment faire pour éviter le ciel menant à cet enfer. » Mais sur un tel appareil se fait une structure serrée de déductions et d'inductions affectives, dont on pourrait dire qu'elles sont convaincantes sans l'être, car la beauté vient suppléer à la logique, ou encore la submerge. Ces singulières constructions empruntent volontiers au langage des choses commerciales ou juridiques : contrats, baux, cautions, prêts usuraires, etc., pour traduire les états les plus subtils de l'attachement ou de la douleur. (…)

Faisant un procès qu'il désire perdre, le poète combat avec la figure amoureusement fausse de l'ami ; en même temps, il s'approche vraiment de lui. C'est après ce singulier préambule que commence véritablement la louange de l'amour. D'autre part la longue liaison avec la femme, plusieurs fois entrevue, répond à l'autre aspect de l'amour double, mais d'un niveau plus bas. Au premier amour la lumière, la beauté platonicienne et l'art ; au deuxième le plaisir, et l'ombre.

Il y a peu d'exemples, dans la Poésie, de pareille description du servage par la condition amoureuse. Servage heureux, servage misérable, le poète se déclare toujours en servage ou vassalité. La bassesse de ton et la cruauté sont réservées à la femme ; ce qui semble prouver que le lien avec l'homme était propre à sauver Shakespeare de l' « abîme de honte ». (…)

Il est évident que la nature de Shakespeare est cruellement fascinée. Son obsession, qu'il maudit, est portée avec fierté et courage ; elle se heurte, chez l'amant, au narcissisme par lequel celui-ci oppose au monde la beauté froide, et s'adore lui-même. Mais elle pénètre de sa puissance créatrice, afin de recevoir de l'ami cette même puissance agrandie et magnifiée ; rien de tel ne se produit avec la femme, dont le noir amour abaisse sans compensation. Et c'est alors qu'apparaît la fin de la dialectique. Par l'affrontement, la délimitation de tous les instincts, dans cette trituration que le langage leur fait subir, les choses ne sont plus à la fin ce qu'elles étaient au commencement. De la parole se dégage pour Shakespeare une véritable éthique. La forme de l'art s'est jouée des instincts et du péché, l'impuissance se fait transcendance, par les « rimes ». (…)


 

Traduire la poésie est une besogne ardue ; parce que, de tous les arts littéraires, la Poésie est la plus enracinée dans son sol, en dépendant d'une langue dont les harmoniques sont propres ; et parce que, pour être traduite en ses valeurs, elle doit devenir poésie dans l'autre langue. Traduire Shakespeare, en général, est d'une difficulté supplémentaire, à cause de la violence de la matière, et de l'énorme distance entre sa langue baroque et savante et notre langue peu accentuée et peu rythmée. (…)

Une traduction de poésie doit revendiquer le droit à une certaine infidélité ; mais alors (pour parler comme Shakespeare) le pire de l'infidélité peut devenir le meilleur de fidélité. (…) Comment restituer, en un état de poème français, un extraordinaire ouvrage anglais, et son détail dialectique et lyrique? (…)

Notre traduction des Sonnets est en prose, et cette prose est scandée. Nous pouvons nous référer à un modèle antérieur, la traduction de Mallarmé pour les poèmes d'Edgar Poe. (…) La forme du sonnet anglais (trois quatrains et un distique final) est reproduite par une disposition d'alinéas. (…) Je ne cache point que les couleurs en français ont été parfois renforcées, à seule fin de donner au poème une vie juste suffisante. Il faut encore que j'explique la présence de quelques formes nettement anciennes. Par maintes tournures (suppression d'articles et pronoms, usage de l'inversion), et par l'emploi de plusieurs termes de vieux français, j'ai désiré établir des repères, permettant de sentir la relative distance entre nous et Shakespeare, répondant aussi à une sympathie que l'illustre texte sollicite. Ce doit être comme un supplément de contact, dans l'admiration que nous éprouvons. De toutes ces données opposées ma réussite se produira, si j'ai su finalement élever, comme je l'ai voulu, un monument moderne avec les Sonnets de Shakespeare.


 

 

 


 

Pierre Jean Jouve

P. 9-19

 

 

SHAKESPEARE  -  SONNETS

 

 

 

*


 

The Sonnets


 

*


 

Extraits


 


 

Note :

la version anglaise originale ne figure pas

dans ce Poésie / Gallimard,

je l'ai ajoutée depuis ce site.


 


 


 

SONNET XVIII


 


 

Shall I compare thee to a summer's day?
Thou art more lovely and more temperate:
Rough winds do shake the darling buds of May,
And summer's lease hath all too short a date:
Sometime too hot the eye of heaven shines,
And often is his gold complexion dimmed,
And every fair from fair sometime declines,
By chance, or nature's changing course untrimmed:
But thy eternal summer shall not fade,
Nor lose possession of that fair thou ow'st,
Nor shall death brag thou wander'st in his shade,
When in eternal lines to time thou grow'st,
   So long as men can breathe, or eyes can see,
   So long lives this, and this gives life to thee.


 


 


 

SONNET XVIII


 

Irai-je te comparer au jour d'été?

Tu es plus tendre et bien plus tempéré : des

vents violents secouent les chers boutons de

mai et le bail de l'été est trop proche du terme;

Parfois trop chaud est brillant l'oeil

du ciel, souvent ternie sa complexion dorée,

toute beauté parfois diminue de beauté, par

hasard, ou abîmée au cours changeant de la

nature;

Mais ne se flétrira ton éternel été, ni

perdra possession de ce beau que tu as, et ne

se vantera la mort que tu erres parmi son

ombre, quand en rimes éternelles à travers

temps tu grandiras;

Tant que les hommes respireront et

tant que les yeux verront, aussi longtemps

ceci vivra, ceci donnera vie à toi.


 

P. 44


 


 

SONNET XXIII


 

As an unperfect actor on the stage,
Who with his fear is put beside his part,
Or some fierce thing replete with too much rage,
Whose strength's abundance weakens his own heart;
So I, for fear of trust, forget to say
The perfect ceremony of love's rite,
And in mine own love's strength seem to decay,
O'ercharged with burthen of mine own love's might.
O! let my looks be then the eloquence
And dumb presagers of my speaking breast,
Who plead for love, and look for recompense,
More than that tongue that more hath more express'd.
   O! learn to read what silent love hath writ:
   To hear with eyes belongs to love's fine wit.


 


 

SONNET XXIII


 

Comme un mauvais acteur sur scène,

qui par sa peur est mis hors de son rôle, ou

comme une créature sauvage emplie de trop

de rage, qu'une surabondance de force affaiblit

dans son propre coeur;

Ainsi moi, n'ayant eu confiance, ai

failli à dire le parfait cérémonial des rites

d'amour, et la force dans mon propre amour

semble faillir, écrasée du fardeau de mon

propre pouvoir.

Oh que mes livres alors soient l'éloquence,

et les muets annonceurs de mon sein

parlant, qui plaide pour l'amour et attend

récompense – bien plus que cette langue qui

plus a plus parlé.

Apprends à lire ce qu'écrit l'amour

silencieux : au fin esprit d'amour, d'entendre

par les yeux.


 

P. 49

 

 


 

SONNET XXVI


 

 

Lord of my love, to whom in vassalage
Thy merit hath my duty strongly knit,
To thee I send this written embassage,
To witness duty, not to show my wit:
Duty so great, which wit so poor as mine
May make seem bare, in wanting words to show it,
But that I hope some good conceit of thine
In thy soul's thought, all naked, will bestow it:
Till whatsoever star that guides my moving,
Points on me graciously with fair aspect,
And puts apparel on my tottered loving,
To show me worthy of thy sweet respect:
   Then may I dare to boast how I do love thee;
   Till then, not show my head where thou mayst prove me.


 


 


 

SONNET XXVI


 

Seigneur de mon amour auquel en

vasselage ton mérite a fortement soudé mon

devoir; à toi j'envoie par écrit ce message, non

pour montrer mon esprit mais pour témoigner

mon devoir;

Devoir très grand, qu'un esprit si

pauvre que le mien ferait paraître nu, par

défaut de parole afin de l'exprimer; en espérant

que quelque idée heureuse venue de

toi dans la pensée de ton âme aura vêtu sa

nudité;

Jusqu'à ce que l'étoile qui conduit

ma route brille sur moi bienfaisante en

bénéfique aspect, et vête mon amour en loques, de

beauté, que je puisse être digne d'une

attention douce :

Puissé-je alors m'enhardir à me glorifier

de t'aimer – jusque-là je cache ma tête

là où tu peux me discerner.


 

P. 52


 


 

SONNET XLIII


 

When most I wink, then do mine eyes best see,
For all the day they view things unrespected;
But when I sleep, in dreams they look on thee,
And darkly bright, are bright in dark directed.
Then thou, whose shadow shadows doth make bright,
How would thy shadow's form form happy show
To the clear day with thy much clearer light,
When to unseeing eyes thy shade shines so! 
How would, I say, mine eyes be blessed made
By looking on thee in the living day,
When in dead night thy fair imperfect shade
Through heavy sleep on sightless eyes doth stay!
   All days are nights to see till I see thee,
   And nights bright days when dreams do show thee me.

 


 


 

SONNET XLIII


 

Quand je cille mes yeux, alors mes

yeux voient mieux, car tout le jour ils voient

choses non absorbées ; mais quand je dors en

rêve ils regardent vers toi, et brillant sombres

sont conduits brillants dans le sombre.

Et toi, dont l'ombre fait brillantes

les ombres, comment ton ombre formerait-

elle heureuse forme au jour clair avec ta plus

claire lumière, quand aux yeux non voyants

éclaire autant ton ombre !

Comment, dis-je, pourraient mes yeux

être bénis en regardant vers toi dans la vive

journée, quand dans la morte nuit ta belle

ombre imparfaite à travers lourd sommeil se

colle aux yeux fermés !

Tous les jours sont des nuits jusqu'à

que je te voie, et nuits de brillants jours où

rêve te montre à moi.


 

P. 69

 


 


 

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