Thomas Mann
Tonio Kröger
Introduction, notes d'Armand Nivelle
Traduit de l'allemand par Félix Bertaux,
Charles Sigwalt et Geneviève Maury.
STOCK/biblio/Le Livre de Poche,
Dépôt légal 1ère publication: octobre 1975
Edition 17 – mars 2015
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Le coeur de Tonio Kröger se serra douloureusement à cette pensée. Sentir s'agiter et se jouer en soi des forces merveilleuses et mélancoliques, et savoir en même temps que ceux vers lesquels vous porte votre ardente aspiration demeurent à leur égard dans une sereine inaccessibilité, cela fait beaucoup souffrir. Mais quoiqu'il se tînt solitaire, exclu, et sans espoir devant une jalousie baissée, et qu'il feignît dans son affliction de regarder au travers, il était quand même heureux. Car dans ce temps-là son coeur vivait. Il battait ardemment et tristement pour toi, Ingeborg Holm, et son âme étreignait ta petite personnalité blonde, claire, mutine et quelconque, et se reniait elle-même avec bonheur.
P.68
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Il se livra tout entier à la puissance qui lui apparaissait comme la plus élevée sur terre, au service de laquelle il se sentait appelé, qui lui promettait la grandeur et la réputation : la puissance de l'esprit et du verbe qui règne en souriant sur la vie inconsciente et muette. Il se donna à elle avec sa juvénile passion ; elle le récompensa par tout ce qu'il est en son pouvoir de donner, et lui prit impitoyablement tout ce qu'elle a coutume de prendre en échange.
Elle aiguisa son regard et lui fit percer à jour les grands mots qui gonflent les poitrines des hommes, elle lui ouvrit l'âme des autres et la sienne propre, le rendit clairvoyant, lui montra l'intérieur du monde, et ce qui se trouve tout au fond, sous les actions et les paroles. Et ce qu'il vit fut ceci : ridicule et misère – misère et ridicule.
P.73
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Où allait-il ? Il le savait à peine. C'était comme hier. À peine se vit-il de nouveau environné de cet assemblage étrangement vénérable et immémorialement familier de pigeons, de tourelles, d'arcades, de fontaines, à peine sentit-il de nouveau sur son visage la poussée du vent, du vent fort qui portait avec lui un délicat et âcre arôme de rêves lointains, qu'une sorte de voile, de tissu nébuleux entoura ses sens... Les muscles de son visage se détendirent ; avec un regard apaisé, il considéra les hommes et les choses. Peut-être que là-bas, à ce coin de rue, il se réveillerait...
P.110
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Aspirer à vivre simplement et pleinement pour le sentiment qui, doux et paresseux, sans être obligé de se convertir en action et en danse, trouve sa fin en soi, et cependant danser, être forcé d'exécuter, avec habileté et présence d'esprit, cette difficile, difficile et dangereuse danse de l'art, sans jamais oublier complètement combien il est humiliant et absurde de danser alors qu'on aime...
P.146-147