Chapitre III
On peut mourir de penser (2)
Ulysse en haillons est reconnu par son vieux chien Argos.
Homère a écrit, il y a 2800 ans, dans Odyssée XVII, 301 : Enoèsen Odyssea eggus eonta. Mot à mot : Il pensa "Ulysse" dans celui qui s'avançait devant lui.
La scène est bouleversante parce que aucun homme et aucune femme sur l'île d'Ithaque n'a encore reconnu Ulysse déguisé en mendiant : c'est son vieux chien, Argos, qui reconnaît cet homme tout à coup. Le premier être surpris à penser, dans l'histoire européenne, est un chien.
C'est un chien qui pense un homme.
Je reprends la scène : Le chien est étendu sur le fumier. Au son d'une voix qui s'élève près de la porte, il lève la tête. Il voit un mendiant en train de parler avec le porcher. Mais le déguisement ne trompe pas longtemps le chien : il pense Ulysse dans le mendiant.
Or, au même instant, c'est Ulysse lui-même qui ressent qu'on le reconnaît dans l'espace (que quelqu'un "pense" à lui dans le milieu). Ulysse regarde autour de lui, il aperçoit, enfin, pas très loin du portail, gisant sur le tas d'ordures et de pailles souillées, son très vieux chien de chasse, Argos, avec qui il courait les sangliers, les cerfs, les lièvres, les bouquetins vingt ans plus tôt, quand il était roi de l'île.
Ulysse ne veut surtout pas être reconnu. Il essuie en hâte une larme qui coule sur sa joue qu'il a préalablement salie avec un bout de bois charbonneux en sorte de ne pas être identifiable.
Argos, quant à lui, lève les yeux, tend son museau dans l'air, "pense" Ulysse dans le mendiant, remue la queue, couche ses deux oreilles, meurt.
Il pense et il meurt.
Ainsi le premier être qui pense dans Homère se trouve être un chien parce que le verbe "noein" (qui est le verbe grec qu'on traduit par penser) voulait dire d'abord "flairer". Penser, c'est renifler la chose neuve qui surgit dans l'air qui entoure. C'est intuitionner au-delà des haillons, au-delà du visage barbouillé de noir, au sein de l'apparence fausse, au fond de l'environnement qui ne cesse de se modifier, la proie, une vitesse, le temps lui-même, un bondissement, une mort possible. Nous sommes provenus d'une espèce où la prédation dominait sur toute contemplation. La contemplation, en grec, se disait theôria. La proie s'engloutissait dans le dévorateur. La proie n'était pas contemplable sans une agression presque immédiate, sans la destruction consécutive à la vision, et sans sa dévoration exhaustive dans les restes de la charogne désarticulée par chaque prédateur rassasié.
(...)
Les signes du passage des bêtes deviennent les signes de reconnaissance qui guident les chasseurs vers leurs proies -- jusqu'à ce qu'ils se renversent soudain et deviennent les signes de piste qui permettent de retourner du lieu de la curée jusqu'au "foyer", jusqu'à son "feu", jusqu'à la coction des proies mortes et découpées, jusqu'à la possibilité du récit non seulement de chasse mais aussi de survie auprès des siens, assis en rond autour des flammes qui cuisent les proies mortes.
Le mouvement de revenir en arrière se dit en grec meta-phora.
Le mouvement de rebrousser le chemin se dit en chinois tao.
Les anciens Grecs de Turquie (comme les anciens Chinois du taoïsme) pensaient le penser comme un aller avec retour : noein et neomai. Ils pensent le penser comme un aller qui n'oublie pas le chemin par lequel il va. Un aller qui va tout en revenant déjà, tel est le chemin, la ruelle, la voie qui fait le fond de la pensée. Tchouang-tseu écrit : tel est le tao. Héraclite écrit, plus savamment, à même époque : c'est une énantiodromie (une course qui revient sur ses pas). C'est pourquoi les premiers penseurs de la Grèce, bien avant que la philosophie se constitue, désirèrent fonder le mot noos (pensée) dans le mot nostos (retour). Penser c'était errer n'importe où en se souvenant pourtant de pouvoir revenir vivant chez les siens à la sortie de l'épreuve de mort. Il y a un regret ( en latin un regressus) jusque dans la hardiesse de penser. Il y a un chemin qui ne s'oublie pas dans ce qui pense. C'est ce que signifie le mot grec méthode ( meta-hodos) : le chemin inverse (la voie récapitulative) où précisément le trans-port (la meta-phora) se fait à l'envers. Il y a un perdu qui s'aime sans finir dans le mouvement nostalgique de penser. Les humains sont-ils capables de penser sans retour? Non. On comprend pourquoi Rachord pense tout d'abord, avant de prendre la décision de métamorphoser son corps, avant de l'enfoncer dans une nouvelle eau originaire : "Où sont partis mes morts?" Un regret le saisit et il fuit l'eau éternelle pour les retrouver, après trois jours, là où les plus nombreux sont : dans la noirceur de l'autre monde où se recroquevillent, sous la terre, tous les morts qui s'y défont.
C'est ainsi que le vers 326 du XVIIe chant de l'Odyssée d'Homère décrit l'étrange Thanatos (la volupté, la déflation, la dépression, la mort) du chien de chasse dans l'instant qui suit immédiatement sa noèsis (son flair, sa pensée). Les ombres de la mort couvrirent les yeux d'Argos juste après qu'ils eurent perçu Ulysse qu'ils attendaient de voir depuis vingt ans.
Extrait, pages 20-24
La Pensée (1/5) : Celui qui pense
http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouvelles-vagues/la-pensee-15-celui-qui-pense
Première réflexion avec l’écrivain Pascal Quignard qui publie "Mourir de penser" (Grasset, 2014), le neuvième tome de son cycle Dernier royaume , commencé il y a douze ans.
Mourir de penser - Pascal Quignard - Folio - Site Folio
http://www.folio-lesite.fr/Catalogue/Folio/Folio/Mourir-de-penser
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