1956
Jeudi 5 avril
(...)
Ah, que je suis triste. Douloureux ce soir. Mon douloureux ce soir.
Armé de ma bonne épée brise-tout, je me suis saigné à vif, tailladé, coupé, mutilé, et j'ai frappé sur les autres, tant d'autres, avec la même fureur, la même ardeur vengeresse. Pour me venger de quoi? De leur bêtise peut-être. De l'ennui, du dégoût qu'ils m'inspirent. Il y a de moins en moins de gens autour de moi. J'étais autrefois entouré. A part deux grands amis, je deviens aujourd'hui presque seul. J'entends la vraie solitude. Celle qui se meut dans l'amour. Et puis, même sans amour... vive la solitude monstrueuse et surhumaine.
Je deviens de jour en jour plus impossible à vivre. Parce que je fais de moins en moins de concessions, à moi-même comme aux autres.
J'ai peur de parler ici un langage désespéré. On ne fait rien de bon dans le désespoir. On ne fait rien de bon sans une petite partie secrète de son être où, malgré tout, loge le désespoir. On ne fait rien de bon s'il vous manque quoi que ce soit.
-- Apaisé par la lecture d'Hemingway, puis par le coup de fil de J.L. M.
Une sorte de douceur maintenant. De molle lassitude convalescente. Mais j'aimerais être à 1 000 km d'ici.
Pages 69-70
1958
Lundi 6 octobre
Ma rage de conquérir les autres. Mélange de tendresse et d'orgueil. Chez moi, l'ambition vient du coeur.
-- Un trait de littérature moderne : l'écrivain ne parle plus au nom de ce qu'il refuse ; il est celui qui accepte tout, et qui s'accepte lui-même. Dans ses vices et son dégoût. Un Narcisse laid.
-- L'indifférence, aujourd'hui, a atteint le point où elle conduit au romantisme.
-- J'ai mille et une choses à faire (faire, pour moi, c'est dévorer). Mais mon roman en souffre. Je sais pourtant que la vraie force n'est pas avide, qu'elle refuse presque tout. Impossible quand même de renoncer à l'ambition de ma vie : écrire et vivre d'un seul élan, d'un même mouvement. Devenir le héros de mes romans. C'est, je crois, l'ambition des romantiques (chez les classiques, au contraire, l'oeuvre est miraculeusement isolée, protégée des actes de son auteur).
Page 162
1959
Dimanche 24 mai
Me voici de nouveau emporté vers le versant fort de ma vie, le versant tragique. Celui de la volonté et de la douleur. Chacun de mes instants va redevenir fatal. Je jure de m'éblouir.
Dimanche 24 mai !
Ce que j'appelle le bonheur n'est rien d'autre, en fin de compte, que le sentiment intense de ma liberté. Je peux partir -- je suis heureux.
Je ne sais quel boulet s'est tout à coup décroché de mes pieds. Je vole ! A part quelques grands moments, comme j'ai vécu timidement depuis un an...
Page 204
1959
Mercredi 17 juin
Je suis en train de redécouvrir la fermeté. Je connais des gens qui vont déchanter. Aventureuse vie, aventureuse vie ! Bientôt je retrouverai le sens et le goût du pari. J'ai été si loin cette année dans la facilité, la sociabilité, le goût de plaire, je suis devenu si ouvert, si démonstratif, si creux, si peu préoccupé de moi-même, qu'il s'agit d'une véritable maladie. Mais l'année s'achève, le cercle est fermé, je pars. Aujourd'hui même je pars, je sens que je m'éloigne ; je déchire. Oh, quelle bonne saoulée je vais me donner à bousculer toutes les positions acquises, les estimes bassement conquises, l'ordre ! Le pressentiment du 24 mai se réalise. Evidemment, toutes les épreuves maintenant vont accourir. Ou plutôt, je vais redécouvrir l'épreuve secrète de chaque événement, de chaque journée. J'en ai marre du plaisir ! J'ai faim de choses coriaces et douloureuses. Ô ma vie, je n'ai que toi ! Je vais te faire belle.
Pages 205-206
Jean-René Huguenin,
JOURNAL,
Edition intégrale,
Préface de François Mauriac,
Points - 2001
Journal - - Jean-René Huguenin | Editions Points
http://www.lecerclepoints.com/livre-journal-jean-rene-huguenin-9782020319843.htm
L'éditeur
Plus sur l'auteur à travers la biographie de Jérôme Michel
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