L'inspiration
Si le monde juge Orphée, l'oeuvre ne le juge pas, n'éclaire pas ses fautes. L'oeuvre ne dit rien. Et tout se passe comme si, en désobéissant à la loi, en regardant Eurydice, Orphée n'avait fait qu'obéir à l'exigence profonde de l'oeuvre, comme si, par ce mouvement inspiré, il avait bien ravi aux Enfers l'ombre obscure, l'avait, à son insu, ramenée dans le grand jour de l'oeuvre.
Regarder Eurydice, sans souci du chant, dans l'impatience et l'imprudence du désir qui oublie la loi, c'est cela même, l'inspiration. L'inspiration transformerait donc la beauté de la nuit en irréalité du vide, ferait d'Eurydice une ombre et d'Orphée l'infiniment mort ? L'inspiration serait donc ce moment problématique où l'essence de la nuit devient l'inessentiel, et l'intimité accueillante de la première nuit, le piège trompeur de l'autre nuit ? Il n'en est pas autrement. De l'inspiration, nous ne pressentons que l'échec, nous ne reconnaissons que la violence égarée. Mais si l'inspiration dit l'échec d'Orphée et Eurydice deux fois perdue, dit l'insignifiance et le vide de la nuit, l'inspiration, vers cet échec et vers cette insignifiance, tourne et force Orphée par un mouvement irrésistible, comme si renoncer à échouer était beaucoup plus grave que renoncer à réussir, comme si ce que nous appelons l'insignifiant, l'inessentiel, l'erreur, pouvait, à celui qui en accepte le risque et s'y livre sans retenue, se révéler comme la source de toute authenticité.
Le regard inspiré et interdit voue Orphée à tout perdre, et non seulement lui-même, non seulement le sérieux du jour, mais l'essence de la nuit : cela est sûr, c'est sans exception. L'inspiration dit la ruine d'Orphée et la certitude de sa ruine, et elle ne promet pas, en compensation, la réussite de l'oeuvre, pas plus qu'elle n'affirme dans l'oeuvre le triomphe idéal d'Orphée ni la survie d'Eurydice. L'oeuvre, par l'inspiration, n'est pas moins compromise qu'Orphée n'est menacé. Elle atteint, en cet instant, son point d'extrême incertitude. C'est pourquoi, elle résiste si souvent et si fortement à ce qui l'inspire. C'est pourquoi, aussi, elle se protège en disant à Orphée : Tu ne me garderas que si tu ne la regardes pas. Mais ce mouvement défendu est précisément ce qu'Orphée doit accomplir pour porter l'oeuvre au-delà de ce qui l'assure, ce qu'il ne peut accomplir qu'en oubliant l'oeuvre, dans l'entrainement d'un désir qui lui vient de la nuit, qui est lié à la nuit comme à son origine. En ce regard, l'oeuvre est perdue. C'est le seul moment où elle se perde absolument, où quelque chose de plus important que l'oeuvre, de plus dénué d'importance qu'elle, s'annonce et s'affirme. L'oeuvre est tout pour Orphée, à l'exception de ce regard désiré où elle se perd, de sorte que c'est aussi seulement dans ce regard qu'elle peut se dépasser, s'unir à son origine et se consacrer dans l'impossibilité.
Le regard d'Orphée est le don ultime d'Orphée à l'oeuvre, don où il la refuse, où il la sacrifie en se portant, par le mouvement démesuré du désir, vers l'origine, et où il se porte, à son insu, vers l'oeuvre encore, vers l'origine de l'oeuvre.
Tout sombre alors, pour Orphée, dans la certitude de l'échec où ne demeure, en compensation, que l'incertitude de l'oeuvre, car l'oeuvre est-elle jamais ? Devant le chef-d'oeuvre le plus sûr où brillent l'éclat et la décision du commencement, il nous arrive d'être aussi en face de ce qui s'éteint, oeuvre soudain redevenue invisible, qui n'est plus là, n'a jamais été là. Cette soudaine éclipse est le lointain souvenir du regard d'Orphée, elle est le retour nostalgique à l'incertitude de l'origine.
Maurice Blanchot,
Extrait,
in
V, L'inspiration,
II, Le regard d'Orphée,
in
L'espace littéraire,
folio essais,
Gallimard, 1955, 2014.
Demain, à suivre, du même chapitre : le don et le sacrifice.
Jean Delville (1867-1955) | Somogy éditions d'Art
Jean Delville (1867-1953) est l'un des artistes les plus singuliers de la Belgique fin de siècle. Il développa un sens prodigieux du dessin, une plume bien trempée et une capacité hors du commu...
http://www.somogy.fr/livre/jean-delville-1867-1955?ean=9782757207864
Sur Jean Delville, dessinateur, peintre, essayiste, poète et illustrateur