Le martyre de saint Matthieu, 1600-1601 (détail) Huile sur toile, Rome, Église Saint-Louis des Français
Les relations profondes entre les hommes et les femmes ne peuvent se tisser qu'en commençant par se saisir des fils verbaux et émotifs les plus spontanés qui précèdent la langue acquise, par remonter un à un les métiers à tisser des rituels plus anciens qui constituèrent les sociétés animales : alors on peut commencer peut-être à passer à l'humain, à penser avec le langage, à faire de la musique, à peindre, à nouer des liens d'amitié, à vivre plus profondément, à aimer. Qui veut sauter toutes les étapes d'un coup tombe, ne dit rien, vocifère, est plus bête qu'une bête, tend la main devant son visage en hurlant dans la direction du tyran.
Les bons musiciens font sonner la plus vieille maison qui soit dans le corps ( la maison précédente, le résonateur, le ventre, la grotte utérine ).
La musique est sans doute l'art le plus ancien. L'art qui précède tous les arts. L'art qui joue des rythmes décalés du coeur qui bat et ensanglante la chair et des poumons qui inspirent et expirent l'air sur lequel la bouche peut prélever une petite part pour parler. Puis qui les associe à ceux des jambes qui martèlent, des mains qui frappent.
Comme les tortues nidifient dans le même sable où elles furent pondues par leur mère, et leur mère par leur mère,
comme les saumons fraient dans la même source où leurs pères sont venus mourir pour leur donner naissance,
ceux qui aiment vraiment n'ont pas honte de rechercher l'ancien amour qui a précédé leur existence singulière, ou du moins autonome.
Cette honte qui s'absente chez ceux qui s'aiment prend le nom d'impudeur.
L'impudeur silencieuse est l'extrême décence de l'amour.
P. 82-83
Pascal Quignard
Vie secrète
Dernier royaume, VIII
Folio Gallimard 1998