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Ceux qui ont réponse à tout, les inétonnables, les sans tonnerre, les sans coup de foudre, ceux qui ne sont désemparés par rien, les sans bourrasques, les sans désirs. Ceux à qui on ne la fait pas. Les sans naufrages, les impavides. Ceux pour qui le réel ni n'explose, ni ne tonne ni ne fulgure ni ne tempête ni n'embrase. Les indéchirables. Les indéprimables.
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De même que l'autruche et le manchot ne se sont jamais trouvés face à face, ensemble, dans la nature,
de même le foetus accroché à sa paroi de peau, l'enfant agrippé à la bordure de son drap n'appartiennent pas à la rive d'un même monde,
de même création et jugement
sont allopatriques.
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Faire surgir dans le monde ce qui ne se trouve pas dans le monde.
S'évader de la prison de l'Être.
Créer en amont du monde.
Bondir hors du rang pour s'élancer vers le chant et se dissoudre dans la mer.
Entrer en contact avec la donation anté-humaine et y participer.
Quitter la ligne du front de la guerre dans l'Histoire.
S'échapper subrepticement de la colonne qui avance en martelant le sol sous la pluie glacée,
en épousant rythmiquement le beau chant terrible du passé,
se laisser glisser dans le fossé en silence,
se tasser sous le tas de morts,
se taire
dissimulé dans l'ombre du buisson,
auprès des araignées et de la couleuvre gluante qui glisse dans la main,
dissimulé dans la brèche du temps.
p 137-139 ( Sur le poème de Nietzsche intitulé Le jugement du soir)
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(…) Chaque année, quand commençait l'automne, Chopin écrivait à Lenz: « C'est une période affreuse pour moi ; la grande nuit vient. Il n'y a pas que le jour qui se resserre et meurt. On allume dans les salons les chandelles et les lampes carcel ; on remonte au plafond à l'aide de la perche les lustres de cristal ; on assemble les chaises couvertes de velours sur les tapis : je n'aime pas paraître en public mais cela fait partie de ma condition ».
Berlioz – le sourd – disait que, quand Chopin se mettait au piano, on n'entendait rien.
Sand a écrit de Chopin: C'était l'homme du monde intime. Il ne pouvait entrer dans un salon où il y eût plus de vingt personnes sans commencer à ressentir une gêne qui le paralysait. Il ne jouait pas fort. Il pensait que ses idées musicales, difficiles, sans modèle, n'étaient pas faites pour le plus grand nombre. Il se produisait le moins possible en concert tant il redoutait ce qu'on pouvait dire sur lui, car non seulement les propos qu'on tenait sur lui l'affectaient mais le mystère à vrai dire gratuit de leur méchanceté se mettait à le hanter. Alors, comme il les ressassait involontairement, il en perdait l'envie de composer et d'apporter au monde plus qu'il n'avait déjà fait.
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En 1835, Frédéric Chopin fut particulièrement malmené dans les compte rendus critiques des journaux. Alors, à partir de 1836, il décida de ne plus monter sur scène. L'essentiel de ses revenus, ce furent alors les leçons qu'il donnait dans la société aristocratique et bourgeoise. Elles lui faisaient perdre beaucoup plus de temps que la préparation des concerts n'en prenait autrefois. Au surplus, ces leçons de piano empiétaient sur la création, qui devenait de plus en plus marginale à l'intérieur de chaque journée ; (…)
p 140 - 142 (Sur Lenz et Chopin)
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(...)
C'est alors qu'Eschyle écrit cette phrase sublime : A l'écart des autres, pensant seul, je suis. ( Dika d'allôn monophrôn eimi.)
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Dans le Houainan-tseu : Les hommes véritables ne quittent pas l'aire sacrée qui appartient à la nature et à elle seule.
La nature est l'Inévaluable.
En conséquence ils ne s'efforcent pas d'être aimés ; ils ne fuient même pas le mépris que leur destin rencontre ; ils ne connaissent aucun pays ; il ne suivent même pas la voie du ciel ; ils cultivent le premier instant du monde ; ils s'y tiennent sans céder.
Les lèvres de cet instant sont pour tous les humains sexuelles.
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Les hommes véritables montrent ce que personne ne regarde, caressent ce que personne ne montre. Ils ruissellent de jadis.
La nudité se devine derrière tout ce qu'ils font.
Il y a une inénarrable indécence à aimer la naissance.
Ils aiment la terre.
La terre silencieuse, tournant dans le Ciel, est l'Inévaluable qui répand à foison les saisons et les sites, les séjours et les heures, les aubes et les nuits.
Sans ostentation dans leur corps, ni dans la vie plus colorée et plus sensible de leur chair, ni dans leurs paroles, ni dans leurs vêtements, ni dans leurs moeurs, ni dans leurs oeuvres, tout en eux est devenu énigmatique, jaillissant, fluide.
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(…) L'honneur c'est être incontrôlable devant le contrôleur. Comme font les contes il faut assimiler intégralement l'honneur à la quête héroïque. A l'audace périphérique. A la centrifugie. A la hardiesse dans l'expérience ; au courage de s'introduire dans le boyau obscur au fond de la grotte et la reptation angoissée ; à la sensation souffrante et de plus en plus développée ; au secret du contact souverain ; à la solitude de l'épreuve.
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Vae animae audaci ! Malheur à l'âme téméraire ! Mais pourquoi « malheur »? C'est le bonheur qu'elle tente !
(…) L'audace est le coin de mon mur, est l'angle de ma peau.
p 148 - 150 ( De la dignité sans honneurs)
Pascal Quignard,
Critique du jugement
Lignes fictives
Editions Galilée, 2015