Âme, commotion
Âme, communion
Dimanche 14 février, 20h30, ma caravelle s'élance. Retour sur ma ville.
Je sors du concert donné ce jour, salle Cortot à Paris, par la pianiste Elizabeth Sombart et le quatuor à cordes Résonance, qui interprétaient les deux concertos pour piano de Chopin – N° 1 en mi mineur Op. 11 et N° 2 en fa mineur Op. 21 – dans leur version originale de composition.
Ce soir, je ne m'appartiens plus.
Comme la fleur est rivée à la lumière, à l'eau et à l'air, je reste de même, dans la musique subtile que je viens d'entendre.
Dans l'émotion d'avoir pu aborder la pianiste à la sortie du concert pour échanger quelques mots. Elizabeth Sombart est une personne délicieusement accessible et humble. Elle était encore pourtant transfigurée par la magie de la musique, somptueuse, habitée par la virtuosité avec laquelle elle a interprété ces six pièces concertantes accompagnée de quatre habiles musiciens : aux violons: Nathanaëlle Marie et Lucie Bessière, à l'alto : Fabienne Stadelman, et au violoncelle : Christophe Beau –
Une virtuose, une diva de coeur et d'âme, interprétant un compositeur d'une grande richesse expressive, c'est une tempête dans les battements de nos vies ; à la fois commotion et communion. Commotion dans le sens d'une vive émotion qui ébranle moralement et physiquement notre ensemble organisé de tous les jours. Communion, dans le sens où cette musique ne peut qu'emporter chaque âme de l'auditoire vers l'abandon de son ego pour tendre vers l'harmonie par le son et l'émotion.
Dans son livre La musique au coeur de l'émerveillement, Elizabeth Sombart nous parle pages 30-32 de la nature du son, du « pont symbolique entre l'homme et le divin » que forment les sept notes de la gamme. Elles sont nées « d'un hymne à saint Jean-Baptiste composé par le poète Paul Diacre en 780 de notre ère », sacrées par « le moine Gui d'Arezzo (...), inventeur du solfège » qui a pris la première syllabe de chaque verset en latin pour déterminer le nom des notes, ut- re- mi- fa- sol- la- si. La traduction des versets étant la suivante: « Pour que puissent résonner sur les cordes détendues de nos lèvres les merveilles de tes actions, enlève le péché de ton impur serviteur, ô saint Jean! »
La musique est un « moyen de purification », et entendre le son permet d'accéder à « un contenu supérieur », car le son, lorsqu'on l'entend, n'est pas seul : « il porte en lui l'ensemble de l'univers sonore : toutes les notes de la gamme ». A partir de la fondamentale d'une gamme progresse, par « division spontanée de la corde qui vibre, vocale ou instrumentale », toute une famille de notes que l'on appelle « les harmoniques d'un son ». « Bien qu'elles ne soient pas toutes identifiables à l'oreille, elles sont toujours présentes dans le son. Il y a de l'invisible dans le visible ». Toute cette famille comporte déjà la « tentation de la dissonance », car en « la septième note de cette vague d'harmoniques apparaît la première dissonance par rapport au son fondamental ». Ce débat instille depuis bien des siècles déjà le dilemme éternel entre le bien et le mal.
Plus loin, page 36, la pianiste écrit que la musique « ne transmet pas d'idées, elle transporte l'émotion par la grâce de l'intervalle que deux sons suffisent à créer ». Par le rythme aussi, synonyme de mesure, de souffle, de respiration, de battement – du coeur... - L'émotion a pris son essor aussi dans le partage de cette musique, qui a évolué au fil des siècles. Pages 37-38: « l'apparition de nouveaux instruments et le désir de pouvoir jouer ensemble bien accordés créèrent la nécessité d'un nouveau système appelé « tonal », qui donna naissance à une nouvelle gamme. Cette organisation nouvelle s'appelle « le tempérament égal », il donna naissance aux vingt-quatre tonalités majeures ou mineures. La base de ce système tonal, c'est « l'harmonie ». » Ou science des accords.
De Chopin, pages 101-102, elle écrit, à travers la voix de Liszt : « Chopin est, par excellence, le pianiste du sentiment : il rêve, il pleure, il chante avec douceur, tendresse et mélancolie, il exprime tous les sentiments les plus élevés. On peut dire qu'il est le créateur d'une école de piano et d'une école de composition. Chopin est un pianiste à part, qui ne doit et ne peut être comparé à personne... »
Depuis longtemps, Elizabeth Sombart étudie Chopin, elle le cherche, elle vit à ses côtés. Pour elle, nous est-il dit dans le livret qui accompagne le cd de l'enregistrement de ces deux concertos, – avec le Royal Philharmonic Orchestra cette fois – « l'universalité même de Chopin et sa popularité actuelle présente un véritable défi pour un interprète qui vit dans une ambiance très différente de l'atmosphère intime évoquée » par le compositeur. Le décalage du temps et des sociétés pose pour la pianiste « des questions particulièrement cruciales en ce qui concerne la compréhension et l'interprétation de la musique de Chopin ».
Le livret précise plus loin que celui-ci compose ces deux concertos – en 6 volets – entre 1827 et 1834. « Structurés en trois mouvements chacun, ils sont d'une virtuosité pianistique particulièrement inventive. »
Je reste personnellement assez envoûtée par le début des deux Larghettos , ces deux « seconds » mouvements que j'ai ressentis comme des renaissances, des entrées dans un monde nouveau : lumineux, calme, d'une pureté et d'une douceur absolues.
Pureté qui court comme une flèche à la vitesse du son qu'elle porte ou inversement, et qui touche à coeur, qui abolit tous les codes anciens de l'écoute et de l'entendement.
Douceur comme l'étreinte d'une suspension sans mots, sans mouvements, juste une respiration hors du souffle. Juste un envahissement d'amour, et c'est d'ailleurs celui-ci qui en grande part inspire le compositeur. Le livret dit encore : « Pour ce qui concerne le mouvement lent de l'Op. 21, la tendresse mélodique et mélancolique de cette pièce aura sans doute été inspirée par la ferveur que Chopin nourrissait pour la soprano Konstancja Gladkowska, étudiante comme lui au Conservatoire. « Six mois ont passé et je n'ai pas encore échangé une syllabe avec elle, dont je rêve chaque nuit », écrivit-il en 1829. Et d'ajouter : « pendant que mes pensées étaient avec elle, je composai l'Adagio de mon Concerto. » »
Ces toutes premières notes des adagios qu'Elizabeth Sombart et son quatuor mettent en valeur sonore de manière si sensible, avec une intentionnalité palpable, semblent tendues à l'extrême ; touchées, interprétées intensément, et ce qui suit alors nous emporte dans son mouvement – la réalité profonde de notre être est captivée ou capturée puis libérée dans le son – .
Le tout premier mouvement a été pour moi déjà une sorte de rééducation à l'écoute, de mise en abîme de ce qu'on a l'habitude d'entendre jusque là, et c'est peut-être pour cette raison que, dans cette seconde pièce, la lente accession à un espace de communion entre l'auditoire et les interprètes ferait basculer définitivement l'âme dans le corps du monde.
C'est comme si, à ces moments précis, j'avais ressenti une suspension du temps certes, mais aussi du souffle vital, qui en même temps regorgeait d'une respiration plus vaste. Les larmes sont montées aux yeux inévitablement, et je pouvais, j'y songe maintenant, ressentir l'interruption du souffle de chacun. Comment à ce moment-là, respirions-nous? Nul ne le sait.
Nous étions en vie autrement.
Après ce voyage dans les étoiles, car c'en est véritablement un, on ressort les sens étonnés, mus, muets, sans qu'un seul son humain sorte de la bouche ; en clair, on perd l'usage d'une bonne part de sa raison, et il me faudra d'ailleurs personnellement un bon jour de 24 heures pour redescendre sur la terre.
Perdre ainsi l'usage de la parole, pour une poète, c'est le comble. Et sur le coup, je ne m'en suis ni aperçue, ni souciée.
Cette mise en absence de mots par la musique, je m'y voue souvent, comme au travers d'une transe, d'une descente ou montée en pureté, une mise en recul du monde, c'est une entrée profonde en moi-même, un combat contre, et dans l' « écrire ». C'est aussi une mise en abîme des lieux communs qu'il faut cesser d'authentifier comme de la poésie, une recherche de vérité, comme en celle de ces cinq musiciens d'apporter leur intention musicale, leur injonction de vérité sonore : la musique apporte, dirait-on, un volontaire et éphémère mutisme qui devra faire naître la vraie parole. Son et silence, liés à vie et à mort.
Ces musiciens, je veux leur rendre un vibrant hommage : par la qualité de leur travail, par la recherche apportée là dans la richesse d'exécution du jeu, approfondie en l'occurence à la lumière de la pédagogie Résonnance, ils nous soumettent : dans le sens : ils nous font nous abandonner à une écoute en profondeur et en finesse, à travers cette version piano et quatuor à cordes notamment. Une version intimiste, où peu à peu l'oreille s'affine, se met à distinguer la palette des lignes mélodiques de chaque instrument qu'il devient de plus en plus facile et naturel d'identifier au fil des mesures ; ainsi de la finesse des dialogues entre chaque instrumentiste. L'absence de l'orchestre en son entier finalement regorge de cinq vraies présences. – L'écoute hier du cd de ces concertos avec l'orchestre philharmonique londonien semble de prime abord une toute autre version, mais qui fait tout autant ressortir le caractère intimiste de l'oeuvre de Chopin –
A propos de présence, je tiens vraiment à mettre en valeur tout le travail en amont de ce moment de grâce qui a eu lieu. C'est peut-être, au-delà du moment musical en lui-même, ce qui m'émeut le plus à posteriori dans toute la démarche d'Elizabeth Sombart, de ce quatuor, de la Fondation Résonnance et de son CIEPR attaché – Centre international d'études de la Pédagogie Résonnance –
« Habitée depuis sa jeunesse par le désir de partager la musique classique au plus grand nombre et à des publics défavorisés, Elizabeth Sombart crée en 1998 la Fondation Résonnance » - Livret du cd -
« [Elle] se consacre depuis 25 ans à la formation des professeurs et des pianistes qui enseignent à la Fondation et dans ses filiales ainsi qu’à de nombreux pianistes lors de master-classes au sein des universités et des hautes écoles de musique en Suisse et à l’étranger (Paris, Lausanne, Rome, Barcelone, Louvain, Beyrouth et Kaslik.)
Son enseignement unique et novateur, la Pédagogie Résonnance : phénoménologie du son et du geste, ouvrage de plus de 500 pages, est le fruit de 30 ans de recherche et d’expérience. » - sur le site de la pianiste -.
Ce concert, cette musique et ce chemin de vie, de femme, en la personne d'Elizabeth Sombart, font mon émerveillement depuis dimanche, et me questionnent à la fois véritablement sur le sens de l'existence. Le vendredi soir précédant le concert, la pianiste donnait une interview pour Radio Notre-Dame, dans l'émission Ecoute dans la nuit, afin de présenter le programme du concert, de parler du compositeur et de la Fondation, mais aussi dans le fond pour apporter au plus grand nombre les mots pour comprendre la communion des âmes nécessaire à la pérennisation de l'harmonie en ce monde. Elizabeth Sombart n'a de cesse de voyager jusqu'aux confins des pays en guerre, au coeur des peuples démunis, pour porter la musique, et le réconfort spirituel qu'elle entend associer à celle-ci.
Voici le poème très peu retouché que j'ai composé pendant l'écoute de cette émission passionnante, mêlant mes mots en poésie aux mots de la pianiste et à ceux de la journaliste – Chantal Bailly – :
Brebis égarée
Tu me donnes sens
Sens de la perdition
Ou
Sens de mon abandon
Nue, je veux toi certes mais,
Nue, je m'avance en toi certes,
Nue, je traverse la relation.
Tu es do de mon do de nos
Silences égarés que le son
Relie vers
Nue brebis, je vais
Mais je donne je veux être
Nue pour donner le chemin.
La communion entre les êtres se fait
Au moment où le fruit est offert, dit-elle
Si je me donne si je donne
Ce qui crée en moi
Tu me recentres
Je sors ce qui est caché
Je sors de ce qui est secret
Je nue, m'offre à ta lumière
Comme un fruit, je ne me défends plus.
Je suis pluie de fruits
Tu pleus en moi des larmes de don
Sois ma corbeille et je
Tombe en toi.
Je veux être ton goût
L'oreille de ce que tu
N'entends pas de toi
Ton odorat, ton mouvoir
Sur les berges où coule le
Don.
Je veux être ton silence.
Accueillir tes paroles.
Qu'elles sourdent de l'effroi.
Qu'elles m'offrent la beauté.
Qu'elles jouissent de la paix.
Qu'elles crient qu'elles hument
Qu'elles chantent qu'elles prient.
Personne ni rien ne pourra
Violer mon do
Violer mon don
Fait pour rien à toi qui n'es
Rien que TOUT.
C'est à dire qu'en moi tu
Règnes sur l'espace
De mon silence et tu chantes
Ma voix
Tu en joues?
Ce qui est notre amour.
Nous serons musicales
Nos fréquences égales
Ondulent entre les ondes,
Toi et moi et nous,
Entre les gouttes
De l'eau d'Emoto
Gouttes du mot désir du mot
Don.
Je me donne à toi
Mot goutte en eau tu es le
Centre du cristal aux sons.
Je connais ta note là en toi
Tapie tapie je l'entends par-delà
Le chuchotis des langues, chuchotis des vagues
Sous lesquelles elle se cache
Note,
Te caches et je te cherche
Note, tu chantes profond
Nue.
Refuser dissonnantes
Et naître l'harmonie.
Ai dû te connaître il y a longtemps
Non seulement,
Mais t'aimer aussi.
Les notes
Ne se reconnaissent pas
De nulle part.
Les bouches yeux corps et
Pensées ne s'attirent pas sans
Direction.
M.C.
P.S.:
Je ne saurais que trop vous recommander d'assister à l'un des concerts d'Elizabeth Sombart pour tenter la véritable rencontre accoustique, et d'écouter ses enregistrements : le cd, avec le dvd du making-of, des deux concertos de Chopin – dans leur version avec orchestre – , les 21 nocturnes de Chopin également, l'enregistrement de J.S. Bach que personnellement j'adore ; d'appréhender aussi la pédagogie Résonnance au travers des livres tout à fait accessibles qu'a composés la pianiste. De nombreuses vidéos sont également disponibles online pour approcher ces beautés. Tous ces différentes et précieuses informations sont à consulter dans les liens ci-dessous, et les objets cités peuvent être commandés dans la boutique de la Fondation.
Les photographies du concert du 14 février 2016 ont été prises par Caroline Saillard, d'autres ont été chinées sur la page Facebook de la Fondation Résonnance. Le portrait de Chopin, signé par le peintre Jean de Majer est une reproduction d'un pastel inédit offert avec le cd - dvd des concertos par la pianiste.
Note : ce concert, initialement prévu le 15 novembre 2015 et reporté ce 14 février 2016, fut donné en hommage aux victimes des attentats du 13 novembre 2015 à Paris.
Pédagogie Résonnance - Fondation Résonnance
Résonnance est une fondation internationale reconnue de pure utilité publique regroupant actuellement 8 filiales dans 7 pays crées à l'initiative de la pianiste Elizabeth Sombart et des directe...
Émission du Vendredi 12 février 2016 "Le geste musical, chemin et réconciliation possible du visible dans l’Invisible" Elizabeth SOMBART (Pianiste, fondatrice de la fondation "Résonnance", auteur du livre "Phénoménologie du son et du geste. Un chemin de vie" Éd. Il Ramo) Le podcast de l'émission