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aller aux essentiels

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L'atelier Poésie de Martine Cros


Critique du jugement - Pascal Quignard - I -

Publié par http:/allerauxessentiels.com/ sur 14 Janvier 2016, 11:46am

Catégories : #Extraits - Ressentis de lectures, #Pascal Quignard, #De la littérature en général

© Svensk Filmindustri (SF)

© Svensk Filmindustri (SF)

 

 

 

 

*

 

 

 

Arrêtez le jugement.

Moi je ne juge personne.

On est à l'opposé du splendide et immense Christ Juge entouré des Vingt-quatre Vieillards qui surplombe avec tant de majesté les fidèles, le dimanche, quand ils arrivent sous le porche de l'abbatiale de Moissac, les femmes s'enveloppant dans leur foulard, ou le nouant au bout de leur menton, les hommes ôtant leur chapeau, leur béret, leur casquette retournée, leur passe-montagne.

 

 

 

*

 

 

 

Ne plus juger c'est ne plus être la recrue de ce que les géniteurs, de ce que les antécédents, de ce que les reproducteurs, de ce que les anciens, de ce que les morts, de ce que les aïeux pensaient dans la langue qui nous vient d'eux et que nous relayons.

Ne plus juger c'est ne plus être le porte-parole de ce que ma parentèle ou mon groupe ou mes actionnaires ou ma classe ou ma communauté ou mon employeur ou mes annonceurs ou mes attachés de presse pensent.

Quelles que soient les façons dont on s'y prend, créer c'est d'abord trahir ce qui précède. C'est trahir le groupe dont on procède directement. C'est à la fois rompre le statu quo de la communauté dans l'espace du pays borné par les frontières linguistiques et crever le statu quo ante de la tradition dans le temps historique.

Si créer, penser, enquêter, c'est trahir, alors juger, porter un jugement, faire un éditorial, c'est être fidèle. La fidélité est toujours familiale ou sociale ; elle n'est pas de l'ordre de la pensée ; elle n'est pas de l'ordre de la quête dans la forêt, du saut dans l'inconnu, de l'aventure dans le désert, sur la pente de la montagne, dans l'exhaussement de l'à-pic, le vertige, le saltus, l'outfield, le no man's land. L'opinion n'est pas de l'ordre de la vie qui erre sur toute la surface de la terre ou des astres qui errent dans le ciel. Nous soutenons des opinions par affection pour notre dépendance mais la pensée -- qui est allergie à l'allégeance -- dément le jugement et ne "soutient" rien qui ressortisse à l'ordre de la loi.

 

 

 

 

 

p 50 -51 (L'inévaluable)

 

 

 

 

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Penser s'étonne, chancèle, hésite. Finalement dépayse et augmente l'énigme.

 

 

 

 

 

p 53 (Penser est cesser de juger)

 

 

 

 

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La mort de Jésus cité dans Jean VII, 24  "Ne jugez pas" signifie "N' intériorisez pas entièrement ni le langage ni la société dans votre âme. Cessez de rivaliser dans la subordination au sens commun. Renoncez au jugement social, à la honte sociale, qui fondent la séparation du devant vivre et du devant mourir".

La thèse de Jésus penseur -- qui n'eut aucun effet sur le christianisme --  est la plus "profonde" : elle touche au "fond".

Elle est radicale.

Elle est au coeur de l'art.

Il ne s'agit pas seulement de consentir à ne pas savoir ce dont on n'a pas l'assurance, il s'agit de refuser d'obéir à l'indulgence familiale, à la protection communautaire, à la collaboration ou à l'entraide politique, à la grâce tyrannique. Il s'agit de fuir non seulement n'importe quelle production du crible de la mort mais encore n'importe quelle reproduction de son tri.

 

 

 

 

 

p 61( Le tribunal du temps)

 

 

 

 

 

*

 

 

Feud a écrit : Le plus archaïque critère intervenant dans le jugement consiste à dire bon ce qu'on veut dévorer et à déclarer mauvais ce qu'on veut expulser.

La Urteilskraft suit le régime de la Hilflosigkeit : Le régime en temps de détresse.

Le clivage est le fonctionnement du jugement et sa source est rudimentaire et pour ainsi dire insublimable : il précède l'opposition linguistique qu'il amorce dans l'ouverture même de la bouche (la gueule qui desserre ses mâchoires pour manger).

Le clivage est organique : bouche / anus.

Je prends / je jette.

Bon au-dedans (in) : mauvais au-dehors (out).

"Miam-miam !" : "A chier !"

Cette discession est plus archaïque encore que le clivage propre à la paranoïa (pro-moi / anti-moi) ou que le clivage juridique (avoir raison / avoir tort). C'est ainsi que le jugement linguistique qui aménage et qui relaie la discession-souche est la source de la guerre humaine qui partage le monde en ami / hostile.

Le Surmoi se résume alors dans le mot du prophète David : "Il n'y a qu'un pas entre moi et la mort. Partout c'est Dieu qui crie : Détruis !".

 

En d'autres termes le Surmoi est le contraire de l'Inconscient. (Le passé est le contraire du jadis.)

Freud a écrit :" L'inconscient ne juge pas, ne calcule pas, il se limite à transformer".

 

 

*

 

Ni l'enfer ne loue ni la mort ne célèbre.

 

 

 

 

p 74 - 75 (Kant)

 

 

 

 

 

 

 

Pascal Quignard,

Critique du jugement

Lignes fictives

Editions Galilée, 2015.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(A suivre, d'autres extraits)

 

 

 

 

 

 

© Svensk Filmindustri (SF), lien de la source ci-dessous.

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