Une playlist
Ai écrit un peu,
puis, allant au cinéma voir Carol,
j'ai trouvé des lumières dans cette nuit de gel.
Au souffle ténu des vies, j'ai accroché mes pas,
puis réchauffé mes yeux au son du soundtrack jazzy,
et de leur passion, à elles.
Puis j'ai recopié des extraits de Carol,
qui à l'époque où il a été écrit par Patricia Highsmith,
s'appelait Les Eaux dérobées.
"C'était le temps, écrit l'auteur dans sa postface du livre datée d'octobre 1983, celui des années quarante et du début des années cinquante, où les bars gay de New York se cachaient derrière des portes secrètes, où les homosexuels se retrouvaient le vendredi soir dans des clubs privés à trois dollars l'entrée, une boisson comprise, et le droit d'inviter une personne. (...) On a dit des Eaux dérobées, en 1952, que c'était le premier roman homosexuel qui se terminait bien. Je ne suis pas absolument certaine que ce soit vrai, ne l'ayant pas vérifié. En tout cas, sa parution en livre de poche en 1953 a suscité un courrier stupéfiant par son abondance et par son contenu, qui se montait parfois à une douzaine de lettres par jour pendant plusieurs semaines d'affilée. Merci, disaient la plupart des correspondants, des femmes et aussi des hommes, jeunes et plus âgés, mais en majorité jeunes et timides. Ils me remerciaient de montrer deux personnes du même sexe qui, amoureuses l'une de l'autre, réussissaient à survivre à l'épilogue, avec, en outre, l'espoir raisonnable d'un avenir heureux. (...)
Les Eaux dérobées a été refusé par le premier éditeur qui l'a lu, accepté par le second. A sa première édition, l'ouvrage a été accueilli par des critiques comme "sérieux et respectable". Sans autre lancement, il a eu un énorme succès en livre de poche, par la seule publicité du bouche à oreille. Beaucoup de gens, certainement, se sont identifiés à Carol ou Thérèse. Ainsi, un livre, ayant tout d'abord été refusé, a-t-il pu se placer en tête de liste des ventes. Je suis heureuse de penser qu'il a pu donner à des milliers d'âmes seules et dans l'inquiétude un espoir auquel s'accrocher."
Il y eut cependant des jours où, en voiture, elles se promenèrent seules dans les montagnes, à la découverte. Une fois, elles tombèrent sur un village qui les charma et y passèrent la nuit, sans pyjama ni brosse à dents, sans passé ni futur, et cette nuit fut une de leurs îles dans le temps, préservée quelque part, dans le coeur ou la mémoire, intacte et absolue. Peut-être n'était-ce rien d'autre que le bonheur, pensa Thérèse, un bonheur total, rare sûrement, si rare que la plupart des gens ne devaient jamais le rencontrer. Mais, si c'était simplement le bonheur, alors il avait dû dépasser les limites ordinaires et se muer en autre chose, une sorte de pression excessive, au point que le poids d'une tasse de café dans la main, la rapidité d'un chat traversant le jardin, le choc silencieux de deux nuages, semblaient presque plus qu'elle ne pouvait en supporter. Et, de même qu'un mois auparavant elle n'avait pas compris le phénomène du bonheur soudain, elle ne comprenait pas son état présent, qui semblait un au-delà. C'était plus souvent pénible qu'agréable et elle craignait de souffrir de quelque handicap propre à elle seule. Elle avait aussi peur, par moments, que si elle marchait la colonne vertébrale brisée. Lorsqu'elle avait la tentation de s'en ouvrir à Carol, les mots se dissolvaient avant qu'elle pût les prononcer, tant elle manquait de confiance dans la normalité de ses réactions, uniques peut-être, que même Carol, alors, ne pourrait comprendre.
(P. 231)
"A propos, dit Carol, essaye de repérer sa voiture, à l'hôtel."
Ce soir-là, tandis qu'elles parlaient en regardant la carte, discutant des routes à prendre de la même manière que le feraient des personnes étrangères l'une à l'autre, Thérèse pensa que cette nuit ne ressemblerait pas à la précédente. Mais lorsqu'elles s'embrassèrent dans le lit pour se souhaiter bonne nuit, Thérèse perçut la soudaine détente, la réponse immédiate de leurs deux corps, comme s'ils étaient faits d'une matière telle que leur rencontre créait inévitablement le désir.
(P. 237)
Carol - Les eaux dérobées -
Titre original : The price of salt
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle de Lesseps
Avant-propos & postface de l'auteur
Calmann-Levy 1985, 1990 pour la traduction française
Réimprimé en décembre 2015